ENTRETIEN EXCLUSIF. L’ancien président explique la liquidation du printemps arabe et l’arrêt du processus révolutionnaire.
Après deux ans de silence, l’homme accuse. Sans détour.
PROPOS RECUEILLIS PAR NOTRE CORRESPONDANT À TUNIS, BENOÎT DELMAS
Publié le 04/10/2016 à 16:59
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Une maison dans les faubourgs de Tunis. Blanche, sans afféterie. Pas de gardes du corps tapageurs, pas de luxe ostentatoire. Sobre. Le Dr Marzouki, qui ne s’était plus exprimé depuis sa défaite au second tour des présidentielles de 2014, a décidé de parler. Et son diagnostic alterne uppercuts et mises en perspective historique. Ce militant des droits de l’homme banni par la dictature Ben Ali ne se dit pas encore candidat aux prochaines élections. À ses yeux, la situation est périlleuse tant les objectifs de la révolution ont échoué. Le volcan tunisien menace de se réveiller. Et il accuse l’ancien régime d’avoir repris le contrôle du pays de façon « sophistiquée ». Entretien.
Le Point Afrique : comment va la Tunisie de 2016 ?
Moncef Marzouki : elle ne va pas bien du tout. Je suis désolé de le dire mais on présente à l’étranger la Tunisie comme une « success story », or c’est loin d’être le cas. Cette image est due aux autres catastrophes, syriennes, libyennes, irakiennes… Mais par rapport au projet de la révolution tunisienne, c’est un échec complet. De la part des peuples arabes, il y a eu une véritable révolution qui aurait pu être le démarrage d’une réelle modernisation, mais cette première tentative de libéralisation, de démocratisation, de justice sociale a été avortée. À la fois par des considérations internes et par un veto international essentiellement de la part du système politique arabe qui est extrêmement puissant. Qui a dit : « Il faut faire avorter ce mouvement. » Il a été avorté de façon sanglante en Syrie, en Libye, au Yémen et par un putsch militaire en Égypte. En Tunisie, c’est ce qui donne l’illusion, cela a été avorté par des processus doux, des processus fins, car la Tunisie est un pays fin. Un pays qui n’a pas de tradition de violence et qui a eu à un moment des hommes comme moi, des militants des droits de l’homme, qui n’ont pas voulu lancer le pays dans une guerre civile. Les deux grands thèmes de la révolution – la démocratie et la justice sociale – ont été totalement balayés et l’ancien système a été rétabli avec beaucoup de finesse. Une success-story, c’est fait pour durer. Les illusions, non. La Tunisie est devant une crise morale, une crise politique, une crise économique. Les révolutions sont des processus, pas des moments. La révolution française a pris soixante-dix ans, la Russie commence en 1905 mais doit attendre 1917, la Chine… Le Printemps arabe a été le point de départ du processus, il a été avorté mais il va recommencer. Aucun des problèmes posés par le Printemps arabe, y compris en Tunisie, n’a été solutionné. La Tunisie vit une démocratie de plus en plus pervertie, de plus en plus mafieuse, une puissance formidable de la corruption, de l’argent sale dans les médias. Le rêve de la justice sociale a été complètement oublié car les corrompus sont revenus encore plus forts que jamais et la Tunisie est désormais l’un des pays les plus corrompus de la région. Cette success-story est un faux succès. Tout vient de la comparaison avec d’autres catastrophes. Si la liquidation du printemps arabe en Tunisie s’est effectuée de façon très sophistiquée, c’est parce que la structure du pays est homogène, contrairement à la Syrie. Nous n’avons pas de chiites, de sunnites, de druzes, nous ne sommes pas un pays tribal comme la Libye, nous n’avons pas une armée putschiste comme en Égypte, nous avons une classe moyenne…
De quand date, selon vous, la reprise en main de la révolution par l’ancien régime ?
À partir de la nomination de Béji Caïd Essebsi à la tête du gouvernement en mars 2011. Le ver a été mis dans le fruit. Nous sommes arrivés [NDLR : la troïka composée du CPR, le parti de Moncef Marzouki, les islamistes d’Ennahdha et Ettakatol, parti de gauche] au pouvoir par les urnes fin 2011. Nous voulions jouer le jeu de la démocratie mais ils ne l’ont pas voulu. Dès le premier jour, ça été le sabotage de l’économie, des grèves à n’en plus finir, les deux assassinats politiques comme si nous les avions commandités… Tout a été fait pour nous discréditer. L’un des plus grands crimes qui aient été commis par l’État profond, qui était essentiellement composé de l’ancien système, fut de bloquer toutes les réformes. Quand j’appelais les gouverneurs pour savoir ce qui était fait des sommes d’argent destinées au développement des régions intérieures, ils me répondaient : « On en a dépensé 20 %. » L’État profond a bloqué tous les projets. La Tunisie, qui était un pays propre, est désormais dans un état de saleté voulu par l’État profond. Un acte prémédité. J’ai compris qu’il voulait démontrer l’incurie du gouvernement. Cet appareil est là depuis cinquante ans. Sont arrivées ensuite les actions terroristes, le coup d’État en Égypte et ils en ont profité. Les médias ont joué un rôle terrible. En fin de compte, ils ont remporté les élections mais avec très peu. Je suis arrivé, malgré le « Marzouki bashing » qui a duré trois ans, malgré leur argent, à être au second tour avec 45 %. Je ne voulais pas d’un scénario à l’ivoirienne mais j’étais persuadé que l’élection était trafiquée par les médias, l’argent qui a circulé de façon abjecte. Des morts ont voté… C’est inédit en Afrique : d’habitude l’élection profite au président sortant… L’ancien système est revenu mais pour la dernière fois. Ils ont étalé leur incompétence et leur corruption. Les Tunisiens sont dégoûtés. Ma grande peur, c’est que ce sont des gens qui ne lâchent pas le pouvoir. Je refuse de pactiser avec ces gens, je ne suis pas Ennahdha [NDLR : les islamistes gouvernent avec Nidaa Tounes]. Essebsi est le dernier feu de paille de ce système. Les conglomérats de mafias savent qu’ils ne gagneront qu’en trafiquant les élections. Sinon, ils perdront. Le peuple ne l’acceptera pas.
Le goût pour la liberté est-il acquis ?
Des deux objectifs de la révolution, ils ont du mal à revenir sur la liberté. Ils sont obligés de vendre leurs marchandises à l’Occident, ils ne peuvent plus faire du Ben Ali. Ce pauvre peuple que j’aime est exsangue. J’ai accepté le résultat des élections en me disant « laissons-les travailler, peut-être qu’ils vont réussir ». En réalité, ils ont arnaqué le peuple. Quand on m’a apporté le programme de Nidaa Tounes, j’ai éclaté de rire. Création de 90 000 emplois par an, 800 kilomètres d’autoroute… J’ai été au pouvoir pendant trois ans, je connais très bien la situation du pays, j’ai fait le tour des bailleurs de fonds, je savais qui allait donner et qui se contenterait de faire des promesses. Les prochaines élections, si elles ont lieu, verront leur élimination. Il faut une vraie alternance pour que la Tunisie reste dans le droit chemin de la démocratie et de la contestation sociale pacifique. J’ai peur que les gens explosent socialement, que cela puisse aboutir à de la violence. Et ceux qui sont au pouvoir risquent de se recroqueviller. Mais l’armée a toujours été républicaine et la police l’est devenue. Les mafieux ne peuvent plus compter sur eux. La révolution reprendra sa marche, interrompue pendant trois ans par Essebsi.
Quelles sont les réformes nécessaires au pays ?
Il faut rompre définitivement avec le système Bourguiba-Ben Ali-Essebsi basé sur le clientélisme, la famille, le régionalisme, le népotisme. Ce système doit disparaître pour que la Tunisie devienne un État moderne. Je vous garantis que cela aurait dû être le cas dès 1981. Ils ont préféré falsifier les élections et cela a donné Ben Ali, vingt-trois ans de dictature. 2019 sera la fin de ce régime qui dure depuis soixante ans. Tout cela doit se faire dans le cadre des institutions et la Tunisie ne doit pas basculer dans la violence.
Peu de corrompus ont été condamnés ?
On a essayé de mettre en place l’instance Vérité & Dignité. Nous n’étions pas dans une situation révolutionnaire à la soviétique où l’on met tout le monde en prison. On avait décidé que ce serait démocratique. Il n’y a pas de goulag en Tunisie.
Le pays est-il fracturé ?
Quand j’étais à la présidence, j’ai fait venir au palais de Carthage les descendants du Bey, la petite-fille de Bourguiba, Mme Ben Youssef, je les ai placées à côté de moi lors de la cérémonie de l’indépendance pour montrer une Tunisie unie, réconciliée. La première chose que fait Essebsi quand il arrive à la présidence, c’est de remettre la statue de Bourguiba pour dire « nous vous avons vaincus », « c’est toujours nous les maîtres », « nous sommes toujours les patrons ». Les trois réalisations d’Essebsi ? Remettre la statue de Bourguiba, réinstaller la chambre à coucher de Bourguiba au palais de Carthage et rester vivant ! Ce n’est pas ça que le pays voulait ! Il voulait voir ses 800 kilomètres d’autoroute !
Certains bailleurs de fonds se demandent où est passé l’argent.
C’est un crève-cœur. Ça m’écœure que trois cents personnes soient mortes pour la révolution, deux mille blessées, et que la Tunisie soit désormais considérée comme un des pays les plus corrompus de la région. Je suis profondément humilié de ça et je me dis que les trois cents morts doivent se retourner dans leurs tombes. Ils seraient donc morts pour que les mêmes horribles personnages reprennent le pouvoir ? C’est pour cela qu’il faut tirer la sonnette d’alarme et dire notamment à l’Europe « attendez avec cette histoire de success-story, ne vous voilez pas la face », car la Tunisie vaut beaucoup mieux que ça ! Quand je leur dis ça, ils me répondent que je suis un mauvais perdant. Depuis la victoire d’Essebsi et Nidaa Tounes, je suis resté deux ans sans prendre la parole. Je les ai laissés travailler, disant « laissons-leur deux ans, ils ont peut-être des solutions ». Les deux ans sont passés. Je ne suis pas un mauvais perdant sinon dès le premier jour je les aurais critiqués. Je reviens dans le débat politique maintenant, car la Tunisie est revenue au point de départ. Il s’agit aujourd’hui de défendre la démocratie et la justice sociale contre un régime profondément corrompu.
De quelle corruption parlez-vous ?
Regardez le nombre d’hommes d’affaires présents au Parlement. Ils sont là pour défendre leurs intérêts. Le pays est en jachère car il n’y a pas d’élections municipales. Si j’avais été élu, la première décision aurait été de convoquer les élections municipales. Eux, la première loi qu’ils ont voulu faire passer était celle de la « réconciliation économique », à savoir une loi pour blanchir les corrompus. Il y a quelque chose de tragicomique dans la révolution tunisienne. Elle a été faite par des pauvres pour améliorer leur situation et cela a ramené l’ancien système… Il y a de quoi désespérer. Le taux de suicide est très important, le nombre de jeunes qui partent chez Daech aussi, ceux qui traversent la Méditerranée… Et ceux qui ont saboté la révolution se pavanent dans le monde entier en faisant croire qu’ils sont les auteurs de la révolution tunisienne !
Comment remettre l’économie en marche ?
Paradoxalement, la Tunisie a suffisamment d’argent pour se remettre à flot. La corruption est comme une hémorragie, il suffit de mettre le doigt sur le point. 50 % de l’économie est dans l’informel et beaucoup des petits contrebandiers ne veulent plus l’être. Il y a l’impôt. Qui le paye aujourd’hui ? Essentiellement les fonctionnaires. Ils parlent de les augmenter. Au contraire, il faut les baisser mais élargir le spectre de ceux qui payent. Y compris les riches. Il y a les Douanes. Je voulais les militariser. J’avais en tête un général, l’un des plus durs de l’armée tunisienne. Vous n’avez pas idée de l’argent qui fout le camp à la douane de Radès… Nos investisseurs partent. Ils vont au Maroc, ailleurs, car ils voient que le système tunisien prend l’eau. Je ne parle même pas des investisseurs étrangers. Il y a un manque de confiance absolu chez les hommes d’affaires, je ne parle pas des corrompus qui auront affaire avec la justice. Aujourd’hui ceux qui gouvernent empruntent pour payer les salaires.
Et le dossier du phosphate ?
J’avais proposé de régionaliser le pays. Au lieu d’avoir vingt-quatre gouvernorats, nous aurions six régions. Chaque région aurait un budget. Si nous avions des municipalités élues, un développement régional, on pourrait agir. On continue le système colonial : on prend le phosphate et on ne redistribue pas les richesses dans la région qui le produit. On a saigné le pays, perdu des milliards, en refusant de redistribuer…
Le dinar dégringole…
Ils disent que c’est le jeu du marché. Mais je ne sais pas qui veut acheter des dinars tunisiens… C’est exactement ce qui se passe avec la livre égyptienne sur fond de corruption et d’absence de politique économique.
Que pensez-vous d’Ennahdha qui a fait alliance avec Essebsi ?
Je pense que c’est une question de survie. Ils sont prêts à tout négocier pour conserver leur parti. C’est une question qui ne me concerne plus. On m’a beaucoup reproché mon alliance avec eux. Sauf que ma décision était fondée sur un principe éthique et un principe de réalité. Réalité car ils font partie du pays, ils ont un poids politique du fait du système électoral qui est le nôtre, éthique car militant des droits de l’homme, je les ai défendus quand ils étaient torturés. À aucun moment il n’y a eu de manipulation de leur part ou de la mienne. Aujourd’hui, leur alliance avec Essebsi est basée sur la peur. La peur d’être éliminé. Ils ont la trouille depuis le coup d’État en Égypte en 2013. Ils ont paniqué. S’ils veulent faire partie de ce régime qui est de plus en plus détesté par les Tunisiens, c’est leur problème. Ce n’est plus le mien.
Certains disent que la démocratie a apporté plus de malheurs que de bienfaits ?
Je préfère être un citoyen malheureux qu’un sujet heureux.
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