Depuis des siècles, musulmans et chrétiens s’affrontent que ce soit lors des conquêtes arabes ou Ottomanes en Europe, des croisades au Moyen-Orient, ou des guerres de décolonisation en Afrique. Mais l’idée d’insulter les croyances chrétiennes et Jésus-Christ en particulier n’a jamais effleuré l’esprit d’aucun musulman, même le plus fanatique. D’où notre perplexité et notre étonnement scandalisé devant l’acharnement outrancier contre ce que nous considérons comme le plus sacré dans notre héritage et notre identité: le prophète, fondateur de notre religion et de notre culture.
Quand nous disons à certains amis français : « nous sommes absolument horrifiés par le meurtre de Samuel Paty, nous le condamnons avec la plus extrême vigueur comme nous avons condamné l’attentat du Bataclan et celui contre les journalistes de Charlie Hebdo, mais ces caricatures ! »
À peine le mais prononcé, c’est la levée de boucliers, parfois avec quelle surprenante rage. « Ah oui, vous dit-on d’un air sarcastique, « je ne suis pas raciste mais ». »
On vous accuse de vouloir excuser, justifier, relativiser des crimes inexpiables, ceci quand on ne vous dénonce pas, selon certaines chaînes pousse-au-crime, comme l’allié objectif des terroristes.
Nous, Arabes et musulmans, même parmi les plus francophones et francophiles, restons interloqués devant un tel comportement.
Que l’on puisse tuer des gens de façon aussi abominable pour des caricatures paraît aussi absurde pour les Français que de les défendre et d’en faire une question d’honneur national pour les musulmans.
Cette incompréhension mutuelle tient probablement aux conceptions radicalement différentes que nous avons, les uns et les autres, de l’humour et de la liberté.
Pour les Arabes, et spécialement les Égyptiens, faire de l’humour consiste à se moquer gentiment de soi et des travers de la société et du pouvoir. En ceci l’humour arabe ressemble beaucoup à l’humour juif ou britannique.
L’humour français, lui, a pour principale victime l’Autre, quel que soit son rang, auquel on s’attaque avec une joyeuse méchanceté. Il s’agit là d’une tradition très ancienne qui n’a épargné aucun puissant et aucun domaine aussi sacré soit-il.
Or les musulmans pakistanais, indonésiens ou arabes ignorent tout de cette spécificité culturelle française. Ils pensent que l’islam est une cible verrouillée par les caricaturistes français et leurs supporters. La seule et l’unique.
À cette incompréhension de l’humour français par les musulmans, il faut ajouter l’incompréhension des Français (du moins d’une grande partie d’entre eux) face à l’indignation voire à la réaction horrifiée des musulmans devant ces caricatures totalement inacceptables pour nous.
On commence par nous dire : « Et alors ? Nous représentons votre prophète comme il nous plaît. Il s’agit de notre liberté d’expression et peu nous importe que vous la viviez comme une agression, une insulte délibérée, une marque de désinvolture et de mépris. »
À ceux qui sont encore capables de nous écouter, nous répondons : « Oui mais, sauf votre respect, il est bien connu que la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. »
Alors on nous assène le dernier argument : « Nous sommes chez nous et personne n’a le droit de nous dire ce que nous devons publier ou censurer. »
« Oui, mais sauf votre respect, des caricatures publiées à Copenhague et Paris entraînent des émeutes à Karachi, des morts dans le Sahel, et des haines croisées partout ailleurs.
Certes vous êtes chez vous mais vous êtes aussi chez nous, c’est-à-dire dans ce monde qui est notre patrimoine commun. Comme dans toute copropriété, vous êtes libres dans vos murs mais aussi astreints à respecter les droits de vos voisins. »
Hélas ! Quand les passions s’enflamment, la raison n’a plus de prise sur rien.
Au raidissement de certains Français considérant maintenant cette affaire de caricatures comme une question d’orgueil national, fait face le raidissement de l’opinion publique arabe et musulmane qui lance déjà des appels au boycott des produits français et à l’abandon de la langue française au profit de l’anglais.
Surenchères, provocations, réactions épidermiques des uns et des autres risquent de se multiplier, surtout en période pré-électorale, l’islam devenant pour certains une bonne carte à jouer.
Faut-il rappeler, comme l’histoire l’a montré à de très nombreuses reprises, que rien n’est plus dangereux pour une nation que ses nationalistes, rien n’est plus nocif pour un peuple que ses populistes ?
Freud a dit : « On ne combat pas longtemps un ennemi sans finir par lui ressembler. »
Pour l’amour d’Allah, de Jésus et de Marianne, faisons tout pour démentir cette malédiction sinon nous risquons d’être pris entre les feux croisés de deux folies meurtrières, si différentes par la forme, si semblables par le contenu de haine, de mépris et de peur.
Il est temps que les hommes et les femmes de bonne volonté des deux côtés de la Méditerranée fassent entendre la voix de la raison. Il nous faut au plus vite entamer un dialogue en capacité d’apporter l’apaisement et le retour à la normale des bonnes relations entre voisins de palier, surtout en ces temps glauques où nous sommes tous menacés par les mêmes malheurs et difficultés liés à la pandémie en cours.
Moncef Marzouki