Profondément choqué par les propos polémiques du chef de l’État tunisien sur les migrants subsahariens, Moncef Marzouki, premier président post-Ben Ali, entre 2011 et 2014, fustige la méthode Saïed.
Jeune Afrique – 15 mars 2023
Visé par un mandat d’arrêt pour « atteinte à la sûreté de l’État » après ses propos critiques contre Kaïs Saïed en 2021, l’ex-locataire de Carthage, opposant à l’ancien régime de Ben Ali, reste attaché à la Tunisie, qui, ces derniers temps, traverse une zone de turbulences diplomatiques. Au lendemain des déclarations controversées du président Saïed sur les ressortissants d’Afrique subsaharienne, qualifiés de « hordes d’envahisseurs », des centaines de ressortissants subsahariens ont été rapatriés dans leurs pays d’origine. Dans la foulée, des campagnes de boycott des produits tunisiens ont été lancées dans plusieurs États africains.
La Banque mondiale, l’un des principaux bailleurs de Tunis, a décidé de suspendre temporairement son partenariat cadre avec le pays après la recrudescence des agressions contre les Subsahariens, consécutive au discours du président de la République, tandis que le Fonds monétaire international (FMI) se dit très préoccupé par la situation en Tunisie.
Ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), Moncef Marzouki revient sur les propos du président Kaïs Saïed et leur répercussions. L’ancien chef de l’État tunisien dénonce le discours de celui qu’il qualifie d’« illégitime », décrypte sa diplomatie africaine et s’insurge contre les arrestations en cascade des figures de l’opposition.
Jeune Afrique : Vous vous dites profondément choqué par le discours du président de la République. Que reprochez-vous à Kaïs Saïed ?
Moncef Marzouki : Je lui reproche tout simplement d’avoir détruit tout le travail que j’ai accompli. Ben Ali n’a jamais mis les pieds dans un sommet africain, alors que j’y suis allé à trois reprises en trois ans. Le continent revêt une importance capitale à mes yeux et ma politique africaine était claire : la Tunisie est ouverte à l’Afrique subsaharienne et souhaite nouer des relations solides avec nos frères subsahariens.
Avec son discours raciste et absolument abject, il a balayé d’un revers de main une politique patiemment mise en place et des liens précieux et prometteurs entre la Tunisie et le continent. La preuve : il a été applaudi par Éric Zemmour, exposant ainsi les Tunisiens en situation irrégulière en France au racisme des Occidentaux.
Pour moi, cet homme est une véritable catastrophe ambulante et sa capacité de destruction est invraisemblable. En écoutant ses discours ineptes et obsessionnels fondés sur le sentiment de persécution, je me suis rendu compte qu’il était paranoïaque. Il s’est enfermé dans un délire et refuse de changer d’avis. Je suis médecin et je peux vous dire que c’est un psychotique, et j’en veux aux médecins tunisiens qui n’osent pas se prononcer sur son cas car cet homme est un vrai danger pour le pays.
Avec les mesures prises en faveur des migrants et le rétropédalage de Carthage, la Tunisie peut-elle rétablir la confiance avec l’Afrique subsaharienne ?
Il essaie de recoller les morceaux mais le mal est fait. Les gens savent qu’il essaie de se rattraper, mais ils savent aussi que sa pensée profond est celle qu’il a exprimée au début. Il évoque un complot visant à transformer la Tunisie en État africain, oubliant qu’il parle d’un pays africain. C’est de la folie furieuse. Désormais, les étudiants subsahariens ne viendront plus en Tunisie. Plus personne ne viendra dans nos universités, ni dans nos hôpitaux, et les marchés africains se fermeront à notre petite économie.
Après la décision de la Banque mondiale, le FMI s’est aussi dit préoccupé par la situation en Tunisie. Que coûteront les propos de Kaïs Saïed à l’économie tunisienne ?
Énormément. D’abord, le boycott des produits tunisiens qui se développe massivement sur le continent. Ensuite, les affaires des entreprises tunisiennes en Afrique seront mises à mal et peineront à se développer. Ajoutez à cela que les Subsahariens ne voudront plus venir en Tunisie pour étudier ou se faire soigner.
Des répercussions dont le coût peut se révéler extrêmement élevé pour notre économie, au-delà du récent coup de froid avec la Banque mondiale et le FMI. En plus d’être illégitime – car je le considère ainsi –, cet homme, qui n’a même pas été capable d’être un chef de département universitaire, est d’une incompétence totale.
Kaïs Saïed est-il l’unique responsable de la dégringolade économique en Tunisie ?
Une économie saine ne peut pas se développer dans un pays politiquement instable. Or l’arrivée au pouvoir de cet homme a aggravé l’instabilité politique. Depuis son élection, il n’y pas eu d’investissements extérieurs, ni intérieurs, qui sont essentiels pour relancer la machine économique, à la peine depuis la période post-révolution.
La stabilité politique étant une condition nécessaire du développement économique, la présence de cet homme au pouvoir ne fait qu’aggraver la situation. Avant de dissoudre les conseils municipaux, il a aboli la Constitution et affaibli les institutions indépendantes, dont l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), qui est sous son emprise. Au lieu de mettre en place des réformes économiques fondamentales, ce réactionnaire a anéanti tous les acquis de la révolution.
Plusieurs figures de l’opposition ont été arrêtées ces dernières semaines. La Tunisie se dirige-t-elle vers un nouveau régime autoritaire ?
En Tunisie, le régime est autoritaire. Cet homme de l’ancien système gouverne tout seul, avec probablement des services secrets. Aujourd’hui tous les militants démocrates de l’opposition sont en prison, comme il y a quelques années sous Ben Ali. S’ils n’ont pas encore touché à Rached Ghannouchi ou Ahmed Nejib Chebbi, ils m’ont condamné à quatre ans de prison alors que je n’ai même pas reçu de convocation avec la date et le lieu du procès. Pis, j’ai appris l’information via les médias.
Vous aviez dénoncé l’arrivée au pouvoir d’un président « populiste ». Mais vous-même, assumez-vous une part de responsabilité dans l’échec de la transition démocratique en Tunisie ?
La transition démocratique est encore balbutiante. Pour ma part, je suis toujours engagé et prêt à me battre pour l’aboutissement de ce processus car la « guerre » n’est pas encore finie.
Maintenant, bien sûr que j’assume ma part de responsabilité, nous n’étions pas parfaits. Dès le départ, nous avons commis une erreur fondamentale, celle d’avoir permis à n’importe qui, notamment des hommes d’affaires véreux, de lancer un parti. Et ainsi de polluer la scène politique. Il fallait des lois pour protéger la démocratie contre les entrepreneurs politiques et les gens de l’ancien système. Il fallait aussi des lois pour obliger les chaînes de télévision et les radios à dire la vérité et à ne pas se cacher derrière la liberté d’expression pour détruire la révolution et la démocratie.
J’assume ma part de responsabilité, mais celle d’Ennahdha est encore plus grande, car elle avait refusé de mener les réformes nécessaires pour protéger la révolution. Elle ne souhaitait pas changer de système, mais, au contraire, s’en emparer pour s’y adapter. Pendant les trois ans de la Troïka, il y a eu de nombreux conflits car je souhaitais que la Tunisie change complètement de système politique.