Mon rôle n’est pas honorifique
La Presse
mercredi 29 février 2012
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• La Tunisie disposée à accorder l’asile à Bachar El Assad • Je continue à vivre dangereusement • Le pouvoir est frustrant mais aussi valorisant L’interview du président de la République est toujours solennelle. C’est presqu’une fatalité dans le genre. Mais les lendemains des révolutions ont ceci de particulier qu’ils amènent des « anticoformistes » aux plus hautes charges de l’Etat. Et M. Moncef Marzouki en est un. Vieux routier de la lutte libertaire, il préfère visiblement garder son caractère passionné et sincère plutôt que se mouler dans les habits figés du tape-à-l’oeil. Nous sommes reçus dans une simplicité qui frise le dépouillement. Visiblement, la cure d’austérité est passée par là. N’empêche, on est venu pour travailler. Le silence du Palais de Carthage est fascinant. On dirait un film muet, mais en couleur. Et les couleurs elles-mêmes ne sont point criardes. Elles caressent la rétine, dans une symphonie secrète. Le chef de l’Etat a les traits tirés. Un simple regard nous suffit, Faouzia Mezzi et moi, vieux compagnons de voyage dans ce passionnant métier qui est le nôtre : « Monsieur le président, nous allons être brefs. Une demi-heure nous suffira ». Nous rentrons dans le vif du sujet. Il acquiesce. L’interview commence sur les chapeaux de roue. Le président est particulièrement volubile. Son débit s’amorce toujours crescendo. Les mots courent derrière les idées, les rattrapent. Les relancent dans leur course effrénée. L’homme ne mâche pas ses mots. Les manières, il n’en a cure. Sa mimique est fort expressive. En bon Méditerranéen, il parle aussi avec ses mains, sa moue, ses grimaces. Ses bras brassent les contours d’un monde imaginaire. On peut le juger comme l’on veut. Il ne laisse pas indifférent. Son emportement est toujours de mise. Question : « M. le Président, il y a beaucoup de problèmes sémantiques dans votre propos. Vous dites parfois des choses, elles choquent ; vous les explicitez, les recadrez… ». Pour une fois, il sourit. Et dit préférer les « mots à maux » sincères aux poses et tournures maniérées. La suite, ci-après.
Nous commencerons par une question d’actualité. Hier, il y a eu des mouvements de protestation à Boussalem. Et paraît-il, les manifestants scandaient un slogan dans ce sens : « Les amis de Boussalem plutôt que les amis de La Syrie ». Pouvez-vous nous éclairer là-dessus ? Ecoutez, on est passé d’une situation où les gens acceptaient et toléraient tout à une situation où les gens n’acceptent et ne tolèrent plus rien. Je dirais que c’est pratiquement normal ; après les révolutions, le niveau d’exigence des gens est extrêmement élevé. Ils se sentent libres, ils se sentent responsables, ils ont des exigences et ceci est tout à fait normal. Mais il va falloir, quand même, que ce balancier qui est allé d’un extrême à un autre se stabilise quelque part au milieu, avec un sentiment de responsabilité. Les gens doivent savoir que l’Etat est maintenant leur Etat, qu’ils ont à la tête de cet Etat des hommes et des femmes honnêtes qui ne volent pas, qui ne sont pas corrompus, qui veulent le bien du peuple, mais qui n’ont pas de baguette magique, qu’ils ne peuvent pas avoir une solution à tous les problèmes. Ils doivent savoir que les citoyens ont eux aussi une part de responsabilité et qu’on ne peut exiger tout en même temps. Quant à la façon dont cette crise a été monitorée, j’affirme sur mon honneur, que tout le monde a fait son travail au maximum des possibilités que nous avons, mais que nous ne pouvons pas éviter les catastrophes. Quand des catastrophes arrivent dans n’importe quel pays, il y a du grabuge. Donc, moi j’en appelle au sentiment de responsabilité des citoyens et je leur rappelle qu’ils ont un Etat qui est à leur service et qu’il n’y a aucune raison pour que l’on puisse passer d’un extrême à l’autre.
A ce propos et pour rebondir là-dessus, vous avez demandé, dans votre discours d’investiture, une trêve de six mois. Or, l’on se rend compte qu’il y a quand même une surenchère entre les syndicats et certains partis , du moins de la Troïka au pouvoir. Pensez-vous qu’il faille relancer cette idée de la trêve, moyennant une feuille de route ou laisser faire les choses, au risque de voir la situation empirer ? Non, moi je ne vois pas que la situation empire, au contraire, j’ai l’impression que les choses se calment. Si vous voulez, il y a un effet démultiplicateur des incidents. Quand on lit la presse, on a l’impression que le pays est à feu et à sang, c’est une vision apocalyptique parce que , effectivement, on ne parle que des trains qui déraillent, on ne parle pas de tous les trains qui arrivent à l’heure, alors qu’il y a plein de trains qui arrivent à l’heure en Tunisie. Ceci ne veut pas dire que je ne suis pas conscient des difficultés et, en phase de transition, elles sont normales. En ce qui concerne cette surenchère, je pense que vous voulez parler notamment de la surenchère entre l’Ugtt et Ennahdha. Je pense qu’il est important que le dialogue reprenne entre l’Ugtt et le gouvernement, s’il y a un problème entre un parti politique et l’Ugtt, ils n’ont qu’à régler cela en tant que structures. Mais en tout cas, en tant que gouvernement et Ugtt, il faut absolument que l’ Ugtt et l’ensemble des acteurs socioéconomiques s’assoient de nouveau, qu’ils voient exactement les ressources dont le pays dispose, qu’ils voient exactement quel est le budget, qu’ils se rendent comptent qu’on ne peut pas tout faire en même temps, qu’on a des choix difficiles à faire : soit on améliore la situation économique de ceux qui ont déjà un salaire, et ceci veut dire que nous allons transposer les maigres ressources que nous devions mettre dans le développement des régions défavorisées, soit que tout le monde accepte de se serrer la ceinture, y compris le Président, y compris la Présidence, y compris tout le monde pour que justement on puisse mettre l’ensemble des ressources là où il faut. Il faut que tout le monde sache qu’on ne peut pas faire les deux.
En ce qui concerne la Syrie, et suite au congrès des « Amis de La Syrie » qui vient de s’achever, vous avez préconisé un plan d’intervention à l’échelle arabe baptisé l’Emir Abdelkader, pouvez-vous expliciter le référent de cette appellation ? Tout d’abord, laissez-moi vous dire que j’étais très étonné par la réaction de certaines gens sur la politique que nous avions adoptée concernant la Syrie. Perçue comme étant hâtive et intempestive, il se trouve qu’elle a été, au contraire, mûrie, lentement, pendant trois mois. On a trouvé que c’était une décision peu diplomatique. Rappelez-vous, immédiatement après cette décision, combien de pays ont fait exactement la même chose que nous. On a aussi dit que c’était une décision qui ne servait pas les intérêts du peuple ni la révolution. Rappelez-vous qu’immédiatement après, en Egypte, en Jordanie et en Mauritanie, le peuple est descendu dans la rue pour exiger de son gouvernement que l’ambassadeur du régime baâthiste soit renvoyé. Ensuite, on a dit que cette réunion des « Amis de la Syrie » était un coup de poignard dans le dos du peuple syrien et vous avez bien entendu mon discours : j’ai dit que la Tunisie était totalement contre la militarisation, totalement contre l’intervention étrangère. Je vous assure que cela n’a pas plu à beaucoup de monde, mais la Tunisie est un pays indépendant, nous faisons donc une politique diplomatique indépendante. Et j’ai préconisé, effectivement, qu’il faut trouver une solution pour laisser partir le dictateur. J’ai cité le nom de la Russie, j’aurais pu citer d’autres noms : l’Argentine ou le Mexique ou n’importe quel pays. La réponse de nos amis russes a été plutôt fraîche, nous conseillant de nous mêler de… La réponse, moi, elle m’a inquiété, dans la mesure où elle montre que, malheureusement, nous ne sommes pas dans une logique de paix. Elle est beaucoup plus inquiétante pour le dictateur syrien, parce que là, il doit savoir à quoi s’en tenir quant à ses amis, entre guillemets. Donc, je regrette beaucoup qu’on ne soit pas dans une logique de paix et la seule logique pour moi, c’est qu’effectivement, on laisse une porte de sortie à ce dictateur. Qu’il aille où il veut, l’essentiel c’est qu’il s’en aille et qu’on cesse de massacrer les citoyens.
Selon le modèle yéménite ? Oui, selon le modèle yéménite, n’importe quel pays, je dirais même plus, s’il le faut , si c’était à ce point-là, s’il acceptait de venir en Tunisie, je vous garantis qu’on lui donnerait l’asile . Tout ce que nous voulons c’est qu’on cesse de tuer les Syriens. C’est ma seule et unique préoccupation. Tout le reste est tout-à-fait secondaire. Par contre,…
Monsieur le président, est-ce que la Tunisie serait prête, maintenant, à accueillir le président syrien si une transition, comme vous le préconisez, venait à se concrétiser ? Je vous assure que je serai le premier heureux à le faire. La seule chose qui compte pour moi, c’est qu’on arrête ce massacre..
Pour sauver le peuple syrien… Je serais prêt à l’accepter, sans la moindre hésitation et à lui donner toutes les garanties, mon seul souci est qu’on arrête de tuer les gens. Je ne supporte pas de me lever tous les matins et de regarder les informations et le bilan des morts : cent Syriens, cent cinquante..Je trouve cela inacceptable ! Mais pendant cette phase intermédiaire, comme on en a connu en Libye, il y aurait peut-être besoin d’une force d’interposition qui assure la protection des minorités. Encore une fois, si jamais nos frères syriens le demandent, eh bien, je pense qu’effectivement, nous pourrons avoir une force d’interposition arabe et la Tunisie serait très heureuse d’y participer. Pour revenir au plan baptisé l’Emir Abdelkader, relisez l’Histoire, à la fin du 19e siècle, l’Emir Abdelkader a joué un rôle très important pour protéger les minorités chrétiennes et pour pacifier. Je pense que sur le plan symbolique, ce serait quelque chose de très beau à faire, dans la mesure où, de nouveau, des Maghrébins — donc je vois cette force d’interposition arabe composée essentiellement de Maghrébins — reviennent à cette tradition de pacification et de protection des minorités.
A propos du Maghreb, Monsieur le président, vous avez annoncé l’organisation d’un sommet de l’Union du Maghreb arabe, ne croyez-vous pas que le qualificatif maghrébin serait plus représentatif de la pluralité des ethnies de la région ? Pour la dénomination, tout le monde sait que moi, je ne suis pas nationaliste arabe parce que je n’aime pas le mot nationalisme, dans toutes les langues. Je suis un patriote, je suis un unioniste, je ne suis pas un nationaliste arabe, je ne suis même pas nationaliste tunisien. Je suis patriote tunisien et unioniste arabe. J’ai toujours eu de la méfiance vis-à-vis de tout ce qui est nationaliste. Donc, j’ai beau être un unioniste arabe, je suis tout-à-fait pour qu’on l’appelle l’Union Maghrébine, tout simplement comme l’Union Africaine, comme l’Union européenne et cela évacue tout ce problème de susceptibilité. Cela étant, je suis fondamentalement convaincu que cette union maghrébine devrait avoir comme langue officielle la langue arabe et comme langues nationales les diverses langues amazigh, je n’ai absolument rien contre. Et j’espère qu’on ne va pas buter sur ce problème de dénomination. Donc, personnellement, cela ne me gêne absolument pas qu’on l’appelle seulement l’Union Maghrébine et d’ailleurs, c’est le mot que j’utilise tout le temps. Quant au sommet, je pense que c’est une victoire pour la diplomatie tunisienne. Tout le monde est d’accord pour qu’il ait lieu à Tunis, tout le monde est d’accord pour qu’il ait lieu en 2012 et tout le monde est d’accord pour qu’il soit bien préparé et pour que la montagne n’accouche pas d’une souris. Et dans mon esprit, il faut qu’il y ait des résultats tangibles, au niveau de la liberté de circulation des personnes, de la liberté de propriété, de circulation des biens et des services, de la liberté d’investissement etc. La seule liberté qui pose problème, c’est la participation aux élections municipales. Nous allons demander à la Constituante de se prononcer là-dessus, mais moi, personnellement, je suis pour que, éventuellement même, la Tunisie donne l’ensemble de ces libertés, sans attendre et sans contre-partie. Mais ça encore, on peut négocier, discuter ; il faut qu’on pousse et que la Tunisie soit vraiment pionnière. Il faut qu’elle donne l’exemple et qu’elle donne le modèle. Et je suis sûr que le reste va suivre. Ensuite, il va falloir penser à de nouvelles structures maghrébines : le Parlement maghrébin, le Sénat maghrébin, l’Université maghrébine, la Cour constitutionnelle maghrébine, etc. C’est une projection à long et moyen termes. Les cinq ou dix prochaines années, une politique économique maghrébine d’intégration économique verra le jour. En fait, avec la révolution tunisienne et avec le changement d’attitude et avec la pression de l’Histoire et de la géographie, je pense qu’il y a une autoroute ouverte au Maghreb et c’est un grand honneur pour la Tunisie, maintenant, d’être cette force motrice qui pousse un peu dans cette direction.
M. le président, on va comme vous l’avez préconisé, vers une zone de libre-échange maghrébine ; et il y a eu l’annonce, pour 2017, d’une zone de libre-échange africaine, lors du dernier sommet africain, et on croit savoir que vous privilégiez une politique de relations bilatérales très poussées avec l’Afrique du Sud et le Nigeria. Pouvez-vous développer cette approche ? La Tunisie se trouve au confluent de trois espaces. Je l’ai toujours dit et répété. Le confluent euro-méditerranéen, le confluent africain et le confluent maghrébin. Jusqu’à présent, la diplomatie tunisienne a négligé ces deux espaces maghrébin et africain. On est resté entièrement orienté sur l’espace euro-méditerranéen. Aujourd’hui, il ne s’agit absolument pas d’abandonner cet espace ou de lui donner une moindre importance. Je vais aller à Bruxelles, au mois de mai, au Parlement européen et à la Commission européenne, Hamadi Jebali y est déjà allé, nous avons beaucoup de visites pour les pays européens. Donc, nous allons vraiment développer et maintenir, autant que possible, les relations avec cet espace. Mais en même temps, nous allons développer cet espace maghrébin, parce que c’est fondamental, parce qu’effectivement, cela peut nous aider grandement à développer nos régions de l’Ouest et nos régions du Sud et ensuite nous allons nous orienter vers cet espace africain qui a été méprisé, ignoré, considéré comme tout à fait secondaire, alors que l’Afrique est en train de changer. C’est vrai que c’est encore un continent de la misère, de la guerre et du sida, mais ce que les gens ne savent pas, c’est qu’aujourd’hui, c’est un continent qui décolle, c’est un continent où il y a énormément de possibilités économiques, c’est un continent où il y a de grands Etats qui sont en train de se construire, notamment l’Afrique du Sud et le Nigeria et c’est le rôle de la Tunisie, que ce soit sur le plan bilatéral ou dans le cadre de l’Union maghrébine, de tisser le maximum de relations. Donc nous allons avoir un déploiement et tout cela encore une fois, dans l’intérêt de la Tunisie. Il faut que les gens comprennent que les déplacements que je fais, c’est pour développer la Tunisie, pas seulement de la développer sur le plan de son prestige, mais bien plus, sur le plan économique et social. Là où je vais, j’emmène avec moi des hommes d’affaires, des économistes, pour voir les possibilités et les opportunités. Je dis toujours que la Tunisie n’a pas d’avenir en Tunisie. Cela peut paraître paradoxal, mais c’est la vérité. La Tunisie n’a d’avenir que dans un espace maghrébin, que dans un espace africain. C’est là que nous allons pouvoir solutionner nos problèmes de chômage et autres.
Monsieur le président, samedi dernier, vous avez pris une position ferme contre « Ettakfir », certains disent que c’est un peu tardif. Pourquoi ici et maintenant ? Attendez, tardif ? Moi je ne suis pas un bouton sur lequel on presse. Je ne réagis pas par réflexe. J’examine ce qui se passe, je consulte et ensuite je réagis, je ne suis pas un arc-réflexe. Donc, j’ai longuement réfléchi et j’ai dit et je le répète, ce n’est pas acceptable, d’autant plus que « Ettakfir » est quelque chose qui donnerait à un illuminé quelconque le droit moral d’attaquer une personne, de passer à l’acte. Or, la loi interdit l’incitation à la haine. La loi protège l’honneur des gens, parce que quand vous dites à une femme qu’elle est mécréante, vous la déshonorez, vous déshonorez n’importe quel Tunisien en le traitant de mécréant, donc il faut qu’il y ait une loi rendant justiciables les hommes et les femmes qui commettent ces actes parce qu’ils poussent au crime, ils le justifient et s’attaquent à l’honneur des gens. Il faut que les gens comprennent que c’est un mot qu’on ne peut utiliser à la légère.
Vous allez présenter un projet de loi ou c’est le gouvernement qui va le faire ? Je vais demander à mes services de présenter effectivement un projet de loi. Je regrette que nous soyons obligés de faire des projets de loi qui sanctionnent, mais la démocratie, ça se protège aussi.
Monsieur le président, quand il y a eu la fameuse loi sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics, certains observateurs ont cru que votre rôle serait honorifique, mais on voit que vous occupez pleinement la scène politique, vous débordez d’initiatives. Vous avez toujours été un militant, dans les marges, dans l’opposition, dans l’alternative, maintenant que représente pour vous la fonction présidentielle ? Il faut que les gens sachent que la Tunisie est gouvernée par l’Assemblée constituante qui a délégué des pouvoirs au président de la République, au président de l’Assemblée et au Chef du gouvernement et qu’au sein de cette Troïka, nous sommes de vieux amis, de vieux militants. Nous nous réunissons tous les mardis soir. La dernière fois, nous avons dîné chez Mme Ben Jaâfar qui nous a offert un excellent repas. Avant, c’était chez moi. Donc on se visite les uns les autres et nous discutons de tout. Par conséquent, il n’y a pas du tout cette espèce d’image de cloisonnement et cela, c’est une spécificité dont les Tunisiens doivent être fiers. Ce n’est quand même pas banal. Et on n’est absolument pas dans cette logique qui prétend qu’on est en train de se bouffer le nez, de se marcher sur le pied. C’est absolument faux. Moi je me réjouis de voir Hamadi Jebali aussi actif, de la même façon que je vois Mustapha Ben Jaâfar. Nous sommes une équipe, la Tunisie est gouvernée par une équipe de gens qui s’apprécient, qui se respectent, qui travaillent ensemble pour l’honneur de la Tunisie. Donc mon dynamisme, si vous voulez, c’est le dynamisme de cette équipe qui, actuellement, travaille jour et nuit pour la Tunisie. Maintenant et pour ce qui est de la fonction présidentielle, je réponds qu’il s’agit d’une énorme responsabilité. Je ne pouvais pas imaginer que cela pouvait être aussi difficile. Je vous garantis que c’est d’une difficulté inouïe, parce que vous êtes submergés sous les dossiers, et sous les attentes des gens. Vous êtes dans une frustration permanente, parce que vous voyez les problèmes et vous ne pouvez pas les résoudre immédiatement. Donc le pouvoir, c’est la responsabilité, la frustration. Mais en même temps aussi, comment dire, parfois, une très grosse satisfaction, parce que quand je suis arrivé, il y avait cent vingt-deux personnes qui étaient condamnées à mort, et attendaient dans les couloirs de la mort. Ben Ali n’osait ni les gracier ni les pendre. Or c’était une situation psychologiquement terrible pour ces gens. Donc c’est là que je vois que le pouvoir n’est pas seulement frustrant, difficile, dangereux, mais qu’il peut être aussi valorisant, parce qu’effectivement, ces hommes et ces femmes sont sortis des couloirs de la mort. Donc, il y a des fois où le pouvoir apporte des satisfactions très profondes, mais en gros, c’est quelque chose de très difficile.
A l’échelle sémantique, vous m’excusez , Monsieur le président,une question très pointue. On vous connaît pour votre franc-parler. Vous êtes un écrivain, vous avez utilisé certains termes « assafira », cela veut dire dévoilée, bien sûr, en langue arabe, mais certains l’ont pris dans une connotation péjorative, « microbes » à propos de certaines personnes, est-ce que le Président doit contrôler ce qu’il dit ? Quand j’ai dit le mot microbe, j’ai tout de suite réalisé que j’ai fait une bêtise. Des fois les mots vous échappent. Et en fait, mon agressivité n’était pas du tout contre les salafistes, parce que je les reçois, je discute avec eux et je considère que ce sont des citoyens tunisiens. Ma grande colère était contre ces « douaât », ces prédicateurs, parce que j’ai vu ce jeune de vingt et un ans (salafiste tué lors des accrochages avec les forces armées à Bir Ali Ben Khalifa Ndlr), cela m’a fait vraiment de la peine et je me suis dit : mon Dieu, c’est cinquante ans de vie perdus, parce que quelqu’un lui a mis ces idées fausses dans la tête et donc j’étais en colère. Mais de toutes les façons, c’était un mot que je regrette, car je pense qu’on ne doit pas du tout traiter des hommes, quels qu’ils soient, de choses négatives. Mais bon, je suis un homme comme les autres, je peux déraper, mais une fois que vous avez dérapé qu’est-ce-que vous faites ? Moi je trouve qu’il faut avoir le courage de s’excuser, cela m’est arrivé à plusieurs reprises. Je l’ai fait et je ne le regrette pas. Cela étant, est-ce qu’il faut parler la langue de bois ? Est-ce qu’il faut mesurer ses mots ? Moi, j’ai décidé de rester dans ma façon de parler. Et si je dérape de temps en temps, eh bien tant pis, je m’excuserai s’il le faut. Mais je ne me vois pas en train de lire des discours, de parler la langue de bois, parce que je sais que les gens, d’abord, n’aiment pas ça, que ça ne passe pas, que politiquement ça ne paye pas, ça n’apporte rien. Donc il faut dire la vérité, quitte à ce que de temps en temps, on se trouve obligé de s’expliquer. La vie est pleine de dangers, et moi j’ai toujours vécu dangereusement et donc je continue à vivre dangereusement, y compris au niveau du discours.
Votre avenir politique, comment le concevez-vous ? Le peuple tunisien vous a mandaté pour la tâche suprême et pour une certaine période. Est-ce que vous réinvestirez la vie politique ?Comptez-vous vous représenter de nouveau ? Honnêtement, et comme disent les chrétiens, à chaque jour suffit sa peine. Moi, je suis dans cette peine. Mais évidemment, on parle de cela autour de moi. Mes filles, j’en ai deux, qui sont un peu mes amies et mes conseillères, me disent : surtout papa, ne te représente pas, tu as fait tout ce qu’il y avait à faire, tu as été le premier président élu démocratiquement du monde arabe, ça te suffit comme honneur, reviens à l’écriture… Ça c’est la thèse de mes filles…
La thèse du cœur… La thèse du cœur. Mais honnêtement, aujourd’hui, à cet instant même, je suis incapable de vous dire quelle va être ma décision. Cela va dépendre de tellement de facteurs, de l’évolution du pays, de ce que je peux apporter ou ne pas apporter… Mais je refuse d’y penser, c’est un refus d’y penser. A ceux qui m’en parlent, je dis c’est trop tôt, maintenant, tous les jours, il faut affronter les problèmes, ce que j’appelle le tsunami des problèmes. Mais je suis conscient de tout l’honneur extraordinaire qui m’a été donné, cette occasion historique d’être le premier Président à arriver démocratiquement, de me retrouver dans le bureau de Bourguiba que Ben Ali avait sorti et qu’il n’avait pas utilisé. Moi, j’ai remis la carte de la Tunisie, le portrait de Bourguiba, le portrait de Salah Ben Youssef et des portraits de gens que j’estime être les pères ou les mères de la civilisation et de la tunisianité : Tahar Haddad, Bchira Ben Mrad, Tahar Ben Achour, ceux qui, pour moi,ont participé à créer la psyché tunisienne. Donc, pour moi, c’est un énorme honneur et tous les matins, je me lève en me disant : il faut que je sois à la hauteur de cette chance que j’ai eue.
Et vous aurez entre-temps reformulé cette image du président de la République, à laquelle vous avez apporté un changement et une touche personnelle ? Ici, c’était un bunker, maintenant c’est devenu une maison de verre. A la fin de mon mandat ici, quelle que soit la décision, j’ai décidé qu’il y aura un audit et un audit fait pour voir comment l’argent a été dépensé, et ce sera publié. Ce palais a été ouvert aux enfants, tous les dimanches, il a été ouvert aux journalistes, à l’opposition : un vendredi par mois, il y a un déjeuner… Il faut que ce soit ouvert à tous les Tunisiens. C’est le palais de tous les Tunisiens.