Interview avec Le Parisien
Le Parisien
الجمعة 5 نيسان (أبريل) 2013
C’est dans l’aile principale du palais présidentiel de Carthage, près de Tunis, que Moncef Marzouki nous a reçus. Plus précisément, le président tunisien, 68 ans, a choisi symboliquement l’ancien bureau de Ben Ali, son prédécesseur, transformé par ses services en simple salon, pour répondre à nos questions.
Moncef Marzouki, président tunisien « La France doit soutenir la Tunisie »
Depuis la révolution de 2011, ce centriste laïc et francophile a appris à composer avec le parti islamiste Ennahdha. Aux Français, il demande de « faire preuve d’empathie ».
Propos recueillis par Olivier Piot Photos Michel Labelle Envoyés spéciaux en Tunisie
C’est dans l’aile principale du palais présidentiel de Carthage, près de Tunis, que Moncef Marzouki nous a reçus. Plus précisément, le président tunisien, 68 ans, a choisi symboliquement l’ancien bureau de Ben Ali, son prédécesseur, transformé par ses services en simple salon, pour répondre à nos questions. Un geste important pour cet ancien médecin, opposant de la première heure du régime de Ben Ali, dont il a connu les prisons. Promu fin 2011 à la plus haute fonction de l’Etat après des années d’exil en France, ce démocrate centriste, résolument laïc, a décidé de composer avec les islamistes d’Ennahda, vainqueurs des élections d’octobre 2011. Mais depuis seize mois, cette coalition gouvernementale est ébranlée par la crise économique et les soubresauts politiques qui bousculent la transition démocratique en Tunisie. Une expérience inédite dans le monde arabe sur laquelle Moncef Marzouki accepte de revenir à l’occasion de la sortie de son livre, L’Invention d’une démocratie.
Vous êtes connu comme un militant des droits de l’homme et un homme de gauche. Pourquoi avoir accepté de former une alliance de gouvernement avec les islamistes du parti Ennhadha ? Ce choix ne date pas des élections d’octobre 2011. C’est l’aboutissement d’un très long processus qui remonte aux années 1980. J’étais alors à la Ligue tunisienne des droits de l’homme où coexistaient des communistes, des islamistes, des sociaux démocrates, des nationalistes. En tant que président de cette Ligue, j’ai dû faire fonctionner ensemble tous ces groupes aux idéologies, certes, très différentes, mais qui avaient en commun la défense des droits de l’homme. Puis la répression de Ben Ali a frappé les islamistes avant de s’attaquer aux démocrates. La prison et la torture nous ont rapprochés. Jusqu’à cette fameuse réunion d’Aix-en-Provence, en 2003, où un consensus historique est né : les islamistes d’Ennhadha ont renoncé à la création d’un Etat religieux en Tunisie et se sont engagés à défendre les libertés et l’égalité homme-femme. De notre côté, nous, les laïcs de gauche, nous nous sommes engagés à respecter l’identité arabo-musulmane du pays.
Vous vous étiez donc rapproché des Islamistes d’Ennhadha avant même la révolution de janvier 2011 ? Oui. Quand la révolution a chassé Ben Ali, mon parti, le Congrès pour la République (CPR) a formé, avec les islamistes, une sorte de pôle centriste d’où se sont exclus ceux qui considéraient Ennhadha comme le diable. Puis le peuple tunisien a voté. Arrivés en tête, les islamistes d’Ennhada n’avaient que 89 sièges sur les 217 élus de l’Assemblée nationale constituante (ANC). Ils ne pouvaient donc pas gouverner seuls. Et nous, les centristes laïcs, nous étions trop faibles. Que fait-on dans un pareil cas ? Moi, le laïc modéré, quel choix de société devais-je faire ? En Tunisie, il existe deux grandes familles : les modernistes et les traditionnalistes. Alors de deux choses l’une, soit ces familles s’opposent et nous allons à la fracture et au chaos, soit nous trouvons une solution médiane. C’est cette voie que j’ai choisie.
Vue de France et d’Europe, celle alliance avec les islamistes est parfois perçue comme une compromission… Les Européens en général, et les Français en particulier, ne comprennent pas que l’islamiste est un phénomène composite et dynamique. Il n’y a pas un, mais des islamismes. Quand j’entends, sur certaines chaînes de télévision françaises, parler du gouvernement « islamiste » en Tunisie et du danger « islamiste » au Mali, en utilisant le même adjectif, je saute au plafond ! C’est comme si, à propos des années 1970, on parlait des communistes français de Georges Marchais et des communistes de Pol Pot, le dirigeant cambodgien, en les mettant dans le même sac. Il y a un univers entre les deux. De la même façon, il y a un univers mental et politique entre le parti islamiste Ennhadha et les djihadistes du Mali. En faisant l’amalgame, la presse française brouille les cartes. Et lorsque Manuel Valls Emmanuel parle de la montée du « fascisme islamiste » en parlant notamment de la Tunisie, il fait lui aussi preuve de simplification.
Il existe pourtant bien en Tunisie un courant d’islamistes radicaux qu’on désigne sous le terme de salafisme… Dans les années 1970, le dirigeant d’Ennhadha, Rached Ghannouchi, était lui-même un salafiste. Il a changé depuis, comme de très nombreux islamistes. Aujourd’hui, en Tunisie, on peut être islamiste et démocrate. Car ce n’est pas Ennhada qui nous a islamisés ; c’est nous qui les avons démocratisés. Quant aux salafistes, certains sont simplement des conservateurs dans leur façon de vivre la religion, alors que d’autres forment une fraction armée, violente, djihadiste. C’est cette partie qui est nocive pour la démocratie.
Vous dites pourtant dans votre livre que ces salafistes violents « ne représentent pas un danger majeur » pour la Tunisie. Mais avec la crise économique, ne craignez-vous pas de sous-estimer leur influence ? D’après mes renseignements, ces salafistes représentent aujourd’hui environ 3000 individus dans le pays. Or, nous avons une police et une armée républicaine, des classes moyennes importantes, un pays qui aspire à la tranquillité, etc. Dans ce contexte, ces salafistes ne sont pas une menace pour l’Etat. Par contre, ils représentent un danger pour l’image de la Tunisie et nuisent gravement au tourisme.
Seize mois après les élections de 2011, la Tunisie attend toujours sa Constitution et son nouveau code électoral. N’est-ce pas un échec du pouvoir ? Si vous lisez l’histoire des expériences de transition démocratique, vous constaterez que l’expérience tunisienne est assez exemplaire par sa rapidité et son caractère pacifique. Regardez le Portugal : après la chute du dictateur Salazar, en 1974, il a fallu huit ans pour restaurer la démocratie. Demander à la Tunisie de tout boucler en un temps record n’a pas de sens. D’autant qu’avec nos prochaines élections prévues entre octobre et décembre 2013, nous sommes en train de réaliser cette transition en deux ans !
Depuis la victoire des islamistes en 2011, il y a une sorte de défiance de la France à l’égard de la Tunisie. Comment l’expliquez-vous ? La défiance a existé essentiellement avec le gouvernement Sarkozy. Je n’ai pas voulu me rendre en France en visite officielle à cette époque car nous avions du mal, en Tunisie, à accepter les relations entre Ben Ali et la droite française (le fait le plus marquent étant l’aide policière française que Michèle Alliot-Marie, alors ministre des Affaires étrangères, avait proposé à la Tunisie juste avant la fuite de Ben Ali, en janvier 2011, NDLR). L’arrivée des socialistes au pouvoir a été quelque chose d’extrêmement rassurant. J’ai vu François Hollande à quatre reprises depuis. Le courant passe. Même si je crois que la gauche française a toujours du mal à comprendre le monde arabe et l’islamisme. A cet égard, ce qui m’inquiète le plus, ce sont les nouvelles générations en Tunisie. Lorsqu’ils sont traditionnalistes, nos jeunes regardent du côté du Qatar ou de la Turquie et quand ils sont modernistes, ils regardent du côté des Etats-Unis. La France n’existe plus pour eux. Et pour moi qui suis francophone et francophile, ce n’est pas une bonne chose.
Qu’attendez-vous aujourd’hui de la France ? La Tunisie a besoin de son soutien. Il est vraiment temps que les dirigeants français fassent preuve d’empathie à l’égard de la révolution tunisienne. Sur le plan économique, l’Allemagne a accepté de convertir 60 millions d’euros de la dette tunisienne en projets de développement. Notre dette à l’égard de la France s’élève à 15 milliards d’euros. J’espère vraiment que la France va suivre l’exemple allemand.
Dans votre livre vous précisez qu’ « il ne faut pas confondre modernité et occidentalisation ». Que voulez-vous dire ? Pour certains, on ne peut être moderne qu’en étant le clone d’un Français ou d’un Américain. Ma conviction est qu’on peut être parfaitement moderne, accepter la démocratie, les libertés, les droits de la femme… tout en assumant son identité arabo-musulmane.
Serez-vous candidat à la prochaine élection présidentielle ? Cette décision, je ne la prendrai qu’à l’approche des élections. Depuis des mois, je travaille énormément en me disant que si je dois quitter cette fonction, je veux pouvoir me regarder dans la glace et être sûr d’avoir fait le maximum pour défendre des idées et de valeurs. Et si je dois me présenter, je veux pouvoir dire aux Tunisiens ce que j’ai fait et pourquoi je suis candidat.
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