Interview avec « le Nouvel Observateur »
Nouvel Observateur
الاربعاء 16 كانون الثاني (يناير) 2013
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Ma fonction à moi c’est de mettre en place un Etat de droit dans lequel tout le monde apprenne à coexister. Vais-je y arriver ou tout ce beau monde va-t-il finir par se sauter à la gorge ? Ca, je ne peux pas répondre ». Inquiétudes sociales, sociétales, politiques, le président tunisien a répondu aux questions du « Nouvel Observateur ».
Voici donc les deux ans de la révolution tunisienne, la fin d’une année, pour vous, à la tête de ce pays. Quel bilan en tirez-vous ?
Il y a deux choses qui, pour moi, sont un succès. Tout d’abord une évolution des mentalités. Les Tunisiens se sont institués en citoyens. Ils ne sont plus des sujets. Et puis, ils se sentent fiers de ce qu’ils ont fait, ils ont changé de statut. Il y a eu une révolution mentale qui touche en même temps les citoyens et les gouvernants dont les rapports sont très différents avec la population : il faut désormais rendre des comptes, accepter la critique ! Cette révolution est extraordinaire. Brutalement, ce pays s’est également mis à exercer des libertés qui nous semblaient impensables quelques années auparavant : liberté d’association, liberté d’expression, liberté de manifestation, élections libres et honnêtes… C’est un bouleversement total !
Mais ce qui n’a pas été réalisé : c’est ce pour quoi la révolution a, au moins en apparence, été réalisée, c’est-à-dire les droits sociaux et économiques.
On sent une très grande inquiétude dans le pays. Les prix ont beaucoup augmenté… Les Tunisiens parlent d’un prix du pain multiplié par trois, de la viande par deux…
Alors, hier, à cette même place j’ai vu le directeur de la Banque centrale et je peux vous dire qu’on revient de loin. Au lendemain de la révolution, la Tunisie était à -2% de croissance et, aujourd’hui, on est à plus de 3. La machine fonctionne certes encore au ralenti mais on est sorti de la phase critique. On est passé de la zone rouge à la zone orange. L’investissement a augmenté de 30%, Moody’s nous a reclassifié, l’emploi des ouvriers remonte, le taux de chômage a régressé un peu…
Mais, oui, il y a des mauvaises nouvelles : l’inflation a augmenté et les exportations ont chuté en raison de la crise en Europe. C’est difficile. Mais nous avons fait maintenant le diagnostic de tous nos problèmes et j’espère que nous allons y mettre le holà.
Il y a de nombreuses manifestations…
Avant, il y avait des problèmes, mais comme il y avait une grande répression les gens ne descendaient pas dans la rue. Aujourd’hui, les problèmes socio-économiques sont toujours là parce que cela prend du temps de mettre en place des projets, et il y a une liberté de manifester. Entre le moment où vous décidez de mettre en place un projet socio-économique et le moment où les gens commencent à en avoir des bénéfices, il se passe trois à cinq ans. Mais les gens sont pressés… Les frustrations sont là. Les attentes sont énormes, les ressources manquent, le gouvernement doit apprendre son métier… Et tout cela nécessite du temps ; on ne s’en tire pas trop mal compte-tenu de la situation.
Cela prend un peu plus de temps que prévu également politiquement ? Il n’y a toujours pas de Constitution, comme vous l’aviez souhaité…
Dans l’histoire d’un pays, que représentent quelques mois ? Le retard va être de deux ou trois mois seulement pour la Constitution. J’avais demandé des élections avant l’été et elles auront lieu au maximum en octobre… C’est peanuts !
Cela renforce les inquiétudes…
Mais beaucoup sont injustifiées et relèvent même du fantasme. Et je vais en parler au pays. Elles sont de deux types. L’inquiétude de la Tunisie pauvre qui a peur de le rester. Et je lui dis : Non. Pour la première fois, il y a un gouvernement non corrompu et des mécanismes qui sont en train d’être mis en place pour sortir deux millions de Tunisiens de la pauvreté en l’espace de cinq années.
Et puis, il y a les fantasmes de l’autre Tunisie, celle qui est plus à l’aise et qui se voit déjà talibanisée, qui déploie des fantasmes sur le droit de la femme. Je suis un militant des droits de l’homme, je n’ai jamais permis jusqu’à présent qu’on viole les droits de l’homme et je vais continuer à le faire. Cette Tunisie peut dormir également sur ses deux oreilles.
Il y a des offensives de certains islamistes, au quotidien, en Tunisie pour imposer leurs vues aux autres composantes de la société. Comment lutter contre les atteintes du quotidien ?
Entre sous-estimer un danger et le surestimer, il y a une marge. Et, moi, mon travail dans ce bureau c’est d’apprécier les dangers à leur juste mesure. Et je ne dois pas me tromper. Je demande donc des chiffres : l’année dernière, il y a eu 286 festivals dans tout le pays et seulement six ont été perturbés par des islamistes. Mais on n’a parlé que de ces six-là. Toutes les facultés fonctionnent normalement sauf une où il y a eu un cas de perturbations…
On parle de bien d’autres incidents dans les facultés…
Mais les facultés ont tourné dans l’ensemble… Je sais que seuls les avions qui s’écrasent attirent l’attention de la presse. Mais il faut regarder l’ensemble. La Tunisie n’est pas une société d’anges, mais comme toutes les sociétés. La question est : ceci menace-t-il le mode de vie des Tunisiens ou la stabilité de l’Etat ? Quand je demande au ministère de l’Intérieur combien sont ces extrémistes il me dit 3000. Les connait-on ? Oui. Et alors : que fait-on avec ? Il faut faire attention et ne pas faire du Ben Ali avec eux. Je suis formel : ils ne constituent aucun danger pour le mode de vie des Tunisiens. Les Tunisiennes peuvent continuer de s’habiller comme elles le souhaitent. Je ne peux pas empêcher des extrémistes de parler ni, demain, de poser une bombe. Mais, au niveau de l’Etat, on est déterminé à protéger le mode de vie des Tunisiens, l’Etat civil à la Tunisienne. J’en suis de facto le garant.
On vous reproche d’encourager les pratiques des islamistes. Vous avez, il y a quelques semaines, remis un prix à une jeune femme en niqab et cela a soulevé l’indignation des non-islamistes…
Il y a deux types d’extrémistes dans ce pays : les extrémistes islamistes, mais aussi les extrémistes laïcs. Chacun voit midi à sa porte et chacun veut que la société ressemble à ce que lui il veut. Mais la société est multiple. Je dois gérer tous les types de Tunisiens : les femmes qui s’habillent à l’occidentale comme celles qui portent le niqab. Et en tant que militant des droits de l’homme, y compris lorsque j’étais exilé en France, j’ai toujours dit que la liberté d’habillement est une liberté fondamentale. Je suis aussi bien opposé au fait qu’un Etat arrache le niqab, qu’à un Etat qui oblige de le porter. Pour moi, ce n’est pas le rôle d’un Etat. Son rôle est de protéger les citoyens, qu’ils s’habillent comme ils veulent, qu’ils agissent comme ils veulent. En tant que chef d’Etat, je dois organiser la vie de tout ce monde dans le respect des libertés des uns et des autres.
Ce sont ces antagonismes auxquels il faut faire face pour écrire la Constitution. Quel regard portez-vous sur les débats qui ont lieu, certains évoquant le fait d’appuyer un peu plus la Constitution sur la Charia par exemple ?
Il a fallu débattre de tout. Vous avez deux Tunisie. Une Tunisie islamiste, musulmane, conservatrice et de l’autre une Tunisie plus occidentalisée. Ou la Constitution impose une vision de la société à une autre et dans ce cas l’autre Tunisie va la refuser. Ou vous vous mettez à chercher un consensus. Et le génie des Tunisiens jusqu’à présent c’est d’avoir eu ce consensus de telle façon que demain les deux Tunisie en lisant cette Constitution s’y retrouvent. Ou on accepte le pluralisme, ou on se place dans une logique de guerre civile qui commence par les mots et se termine dans le sang. Ma fonction à moi, c’est de mettre en place un Etat de droit dans lequel tout le monde apprenne à coexister ensemble et dont le gouvernement soit le reflet de ce consensus social. Vais-je y arriver ou tout ce beau monde va-t-il finir par se sauter à la gorge les uns aux autres ? ça je ne peux pas répondre.
Le ministre des Affaires étrangères est au centre d’une polémique concernant un versement d’argent qui aurait effectué par la Chine directement au ministère. S’il y a un soupçon de versement de rétro-commission, la Justice doit-elle enquêter ?
Bien sûr. Nul n’est au-dessus des lois, ni moi ni personne. Il faut que dans ce pays on apprenne qu’il n’y a plus d’impunité pour personne.
ملاحظة
Propos recueillis par Céline Lussato, à Tunis pour « Le Nouvel Observateur »