Interview avec » Le Figaro «
14-02-2013
الجمعة 15 شباط (فبراير) 2013
INTERVIEW – Pour le président tunisien, tous les islamistes ne se valent pas. Et ceux d’Ennahda sont compatibles avec la démocratie.
Propos recueillis à Carthage par notre envoyé spécial
Né en 1945 dans une famille de l’Extrême-Sud tunisien, fils d’un magistrat exilé par Bourguiba, lauréat du concours général, boursier du gouvernement français, médecin puis chef de clinique formé à la faculté de Strasbourg,Moncef Marzouki est complètement biculturel. Après avoir séjourné en France de 1964 à 1979, il revient enseigner la médecine en Tunisie et commence à y militer pour les droits de l’homme. Dès les années 1990, il devient le principal opposant au régime de Ben Ali, qui multiplie les tracasseries et arrestations contre lui. Dès 2003, pour des raisons tactiques et non idéologiques, il se rapproche du mouvement islamiste Ennahda. Aux élections d’octobre 2011, son parti, le Congrès pour la République (gauche laïque) arrive en seconde position, très loin derrière Ennahda. La Constituante l’élit au poste de président de la République. Il appelle le secrétaire général d’Ennahda comme chef du gouvernement. Il a reçu Le Figaro dans le palais présidentiel de Carthage, sorte de Versailles arabo-mauresque kitsch, édifié en front de mer par Bourguiba dans les années 1970.
LE FIGARO. – L’assassinat de Chokri Belaïd marque-t-il un tournant dans l’histoire contemporaine de votre pays?
Moncef MARZOUKI. – Oui, bien sûr, c’est un tournant. Parce que les assassinats politiques ne sont pas dans les traditions du pays. Et je dirais même qu’il y aura un avant et un après. C’est une épreuve, mais elle n’est pas la seule ; on a eu plusieurs épreuves pendant cette année de transition. Et j’ai l’impression qu’il y en aura d’autres. C’est une épreuve pour toute la classe politique, c’est une épreuve pour les institutions du pays, c’est une épreuve pour le pays. Je vois – c’est un simple diagnostic – que nous passons cette épreuve sans trop de dommages. Parce que ces odieux assassins et ces odieux commanditaires pensaient qu’ils allaient mettre le pays à feu et à sang. Cela ne s’est pas passé! Le pays n’est ni à feu ni à sang! Il n’y a pas eu un seul mort, un seul blessé, je touche du bois ; le pays est resté calme dans l’ensemble, même les contre-manifestations se sont déroulées calmement. Nous avons absorbé le choc.
Lors des obsèques de Belaïd, Ennahda et son leader, Ghannouchi, ont été hués par la foule. A-t-on assisté à un sursaut de la société civile tunisienne pour ne pas tomber dans l’islamisme?
Attendez! Je voudrais profiter de l’occasion pour faire une explication de texte. Je vois les journaux français parler des «islamistes» qui gouvernent la Tunisie, et utiliser le même mot pour parler des insurgés au Mali: c’est un abus de langage! Au nord du Mali, on a affaire à des djihadistes terroristes. Ici, nous avons un parti islamo-démocrate, qui est un parti conservateur. Si, moi, j’ai un souci avec Ennahda, ce n’est pas parce que c’est un parti islamiste, mais parce que c’est un parti conservateur! Ils font partie du paysage politique, ils sont passés devant le peuple, ils ont été élus! Il faut cesser de faire des confusions sémantiques, qui ne sont pas, à mon avis, innocentes. Messieurs les journalistes français, s’il vous plaît, utilisez des termes corrects. Aujourd’hui ceux qui gouvernent la Tunisie n’ont rien à voir avec ceux qui sont en train de se battre au Mali. L’islamisme, c’est un spectre très large, qui va d’Erdogan (premier ministre turc) aux talibans. Nous avons ici une partie du spectre qui est représentée, celle qui accepte le jeu de la démocratie. De surcroît, la Tunisie n’est pas gouvernée seulement par un parti islamiste, mais par une coalition de deux partis sécularistes avec un parti islamiste, si vous tenez à l’appeler ainsi. La Tunisie est un pays résilient, doté d’une société civile forte. Il y a des partis politiques qui sont responsables et conscients des dangers, il y a une légitimité, qui est celle de l’Assemblée constituante, il y a une petite Constitution, qui fonctionne et que j’appliquerai en toute rigueur ; enfin, il y a un projet très simple qui consiste à aller aux élections le plus rapidement possible. Voilà le cap!
Selon vous, le premier ministre Jebali doit-il obtenir la confiance de l’Assemblée pour le cabinet de techniciens qu’il compte constituer?
Oui, le texte de notre petite Constitution est très clair à cet égard. Il y a un mois j’avais déjà proposé la création d’un gouvernement de compétences. Le projet du premier ministre est un bon projet, pour tenir le cap dont je vous ai parlé. Si nous, les deux partis laïcs, nous avons accepté de travailler avec Ennahda, c’est par réalisme et pragmatisme! Nous n’avons pas renoncé à nos convictions démocratiques, nous n’avons pas échangé nos idéaux contre des places! J’ai maintenu, d’ici, de l’endroit d’où je vous parle, les libertés publiques!
Personnellement vous êtes pour un gouvernement présidentiel à la française ou un régime parlementaire à l’italienne?
Ni l’un ni l’autre, c’est-à-dire je suis pour un régime mixte, parce que la Tunisie a beaucoup souffert de la dictature et il s’agit de lui donner un régime qui empêche tout retour à la dictature ou à un premier ministre trop dur. On ne veut pas d’un premier ministre qui aurait tout le pouvoir, il faut que le président puisse dissoudre le Parlement, mettre fin à un gouvernement qu’il jugerait dangereux pour la République. D’un autre côté nous avons beaucoup souffert de l’ego des présidents paranoïaques ou très ambitieux. Le prochain président de la République ne doit pas faire plus de deux mandats, il ne doit pas avoir d’immunité une fois que son travail est fini et il doit être capable d’être destitué comme aux États-Unis par une procédure d’empeachement.
Vous pensez vraiment que Ghannouchi s’est converti à la démocratie?
L’un de mes meilleurs amis est Hamma Hammami, qui vient de l’extrême gauche. Mais lui aussi vient d’un mouvement qui prône la dictature, du prolétariat! Je crois qu’il s’est converti à la démocratie aujourd’hui ; Ghannouchi, pareillement, vient d’un parti salafiste à l’origine et ne croyait pas à la démocratie ; je crois que les gens sont capables d’évoluer. Je crois à la dynamique de la politique, je crois à la complexité ; les hommes politiques changent!
Le Figaro – 14-02-2013
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