Interview au journal « Le Monde’’
الجمعة 8 تشرين الثاني (نوفمبر) 2013
« les partisans de Ben Ali veulent déstabiliser la Tunisie »
Propos recueillis par Isabelle Mandraud
Nommé en décembre 2011 à la tête de l’Etat tunisien, Moncef Marzouki se dit confiant, malgré les difficultés, dans une sortie de la crise qui mine depuis des mois son pays. Mais pour la première fois, dans cet entretien accordé au Monde mardi 5 novembre à Paris, il met en cause les partisans de l’ancien régime de Zine El-Abidine Ben Ali.
Le dialogue entre le gouvernement et l’opposition est suspendu. Aucun accord n’a été trouvé pour désigner un nouveau premier ministre comme les parties s’y sont engagées. Quelle issue voyez-vous à cette crise, profonde, que traverse la Tunisie ?
Moncef Marzouki : Ce n’est pas la première, mais la huitième ou neuvième crise que je vis depuis que je suis en fonctions et toutes se sont résolues. Je pense que celle-ci le sera aussi. Certes, les négociations sont un peu difficiles, un peu compliquées, mais on y arrivera. Nous finirons par tomber d’accord sur une personne que j’aurai le plaisir de désigner. Encore faudra-t-il qu’elle passe par la case de l’Assemblée constituante, parce que nous sommes un régime démocratique. C’est la raison pour laquelle, aussi, personne ne peut imposer un candidat. Il faut que ce soit un candidat de consensus. Mais j’ai confiance en Houcine Abassi . C’est un négociateur habile et têtu.
Cette personnalité chargée de former le futur gouvernement, indépendante, qui plaise à tout le monde, existe-t-elle ?
Moncef Marzouki : On finira bien par trouver. Il y a une méfiance des deux côtés qui devra être surmontée. Ce sera le cas quand il y aura une date pour les élections. Tout l’enjeu est là. La troïka n’accepte pas que l’on recule les échéances. Il y a des craintes qu’une fois le nouveau gouvernement installé il le reste pour longtemps et que l’opposition veuille un gouvernement pratiquement sans aucun contrôle de l’Assemblée. Cela, la troïka n’est pas prête à l’accepter. Je le répète, tout l’enjeu réside dans la date des élections. Pour moi, elles doiventavoir lieu au plus tard en avril. Il le faut, car le pays a besoin de stabilité.
Le gouvernement dominé par Ennahda est démissionnaire, et vous, resterez-vous en fonctions ?
Moncef Marzouki : L’Assemblée constituante transmettra ses pouvoirs au nouveau Parlement élu et, moi, je ne remettrai les clés de Carthage qu’à un président démocratiquement élu. Que cela plaise ou non, ce sont des principes non négociables.
La première étape d’un nouveau gouvernement n’est pas atteinte, alors que dire des autres, l’achèvement de la Constitution, la création d’une instance indépendante pour les élections, l’adoption d’une loi électorale ?
Moncef Marzouki : Les autres étapes sont déjà enclenchées. Avant de venir à Paris, j’ai signé la loi de création de l’Instance supérieure indépendante des élections, et je pense que cette semaine on finira par élire tous ses membres. Après cela, les choses vont s’enchaîner. Mon expérience me prouve qu’on finit toujours par trouver un compromis.
L’opposition vous accuse cependant, Ennahda comme vous, d’avoir bloqué les négociations en refusant des candidatures au poste de premier ministre…
Moncef Marzouki : On m’a appelé pour me dire ça, je suis tombé des nues. Ma fonction est justement de n’appuyer personne, et même si j’ai des sympathies, je dois les cacher. Le dialogue national doit reprendre, c’est une nécessité absolue, sinon le pays entier sera bloqué. L’économie tourne au ralenti et la situation sécuritaire exige une stratégie à long terme pour combattre le terrorisme. Mais j’observe le processus : chaque fois que nous approchons d’une solution, il y a un attentat terroriste. Ce scénario est maintenant bien rodé, et ceux qui sont derrière ont compris qu’ils peuvent le répéter. C’est pour cela qu’il faut accélérer.
Qui veut déstabiliser la Tunisie ?
Moncef Marzouki : Je pense que c’est essentiellement les partisans de l’ancien régime, les réseaux de l’ère Ben Ali derrière lesquels il y a beaucoup d’argent. Il y a aussi un veto de puissances arabes qui ne veulent pas que la transition démocratique réussisse en Tunisie. Nous entretenons d’excellents rapports avec l’Algérie et la Libye, mais je soupçonne fortement des facteurs exogènes à la région.
Pouvez-vous les nommer ?
Moncef Marzouki : Non.
Pour la première fois, vous mettez en cause des partisans de l’ancien régime. Pourquoi le faire seulement maintenant et pourquoi, dans ces conditions, met-on toujours en avant les salafistes ?
Moncef Marzouki : Une partie des salafistes agit pour elle-même. Une partie est manipulée. Je suis absolument persuadé de l’implication des partisans de l’ancien régime dans un certain nombre d’opérations de déstabilisation en Tunisie, et la police travaille aujourd’hui sur ces liens entre des forces mafieuses et des salafistes. C’est une piste extrêmement importante. Le jour où nous le pourrons, nous exposerons tout cela au peuple. On voulait nous pousser vers un scénario égyptien. Mais nous n’allons pas nous laisser faire et, malgré les difficultés, nous défendrons ce pays.
Il y a une opposition normale, démocratique, cela fait partie du jeu. Mais il a aussi beaucoup, beaucoup d’argent sale. L’ancien système, ce n’est pas Ben Ali et les sept familles. Ce sont des milliers de personnes qui tentent de s’opposer par tous les moyens. Après la révolution, ils s’étaient un peu calmés. Puis, quand ils ont vu qu’on ne se lançait pas dans une chasse aux sorcières, ils se sont enhardis et maintenant ils passent à la vitesse supérieure. Les terroristes ont leur propre logique mais là, c’est une logique de politique interne : il faut faire avorter le processus démocratique. Qui y a intérêt ? C’est évidemment l’ancien régime.
L’opposition vous accuse de laxisme avec les extrémistes religieux. N’avez-vous pas aussi commis des erreurs ?
Moncef Marzouki : Oui, nous avons sous-estimé le danger salafiste en nous focalisant sur les défis économiques et politiques. Il faut dire la vérité : nous n’étions pas prêts à cette guerre. Ben Ali a laissé des instruments pour surveiller la population, absolument pas pour combattre le terrorisme. Nous devons le faire sans tomber dans les violations des droits de l’homme. Depuis un an, nous avons mis les bouchées doubles pour donner aux forces de sécurité les moyens et l’entraînement dont ils ont besoin. Les auteurs des assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi sont identifiés et traqués. Mais qui aurait pu prévoir comment la situation allait tourner en Libye ou en Syrie ? Une grande partie de nos problèmes vient aussi de là.
Les militaires ont repris le pouvoir en Egypte, la Libye connaît de graves difficultés, la guerre ravage la Syrie Que reste-t-il du « printemps arabe » ?
Moncef Marzouki : Il reste la Tunisie. Nous savons bien que toutes les révolutions obéissent aux mêmes lois. Elles ont un prix, elles ne profitent jamais à ceux qui les ont faites. La contre-révolution est partout. Si la Tunisie tombe, c’est tout le printemps arabe qui sera mort. Les organisations terroristes auront gagné. Mais je crois que ce qui a été déclenché renaîtra de toute façon. C’est irréversible. Et aux partisans de l’ancien régime, je veux leur dire une chose : vous n’allez pas récupérer votre système.