Magazine Diplomatie
Dictatures du monde arabe
Entretien réalisé par Sophie Clairet
mercredi 10 mars 2010
Entretien avec Moncef Marzouki, médecin et homme politique tunisien. Il dirigea la ligue tunisienne des droits de l’Homme, et préside depuis 2001 le Congrès pour la république. Il est l’auteur de Dictateurs en sursis. Une voie démocratique pour le monde arabe, éditions de l’Atelier, 2009.
– Comment devient-on opposant ?
Moncef Marzouki : Ce genre de système ne laisse pas d’alternatives. Soit vous acceptez l’ordre tel qu’il est, l’injustice et la corruption qui l’accompagnent et vous démissionnez de votre citoyenneté. Soit vous ne pouvez l’admettre. Mes activités de médecin m’ont conduit à m’engager dans la Ligue tunisienne des droits de l’Homme. Dans les années 1980, je m’occupais d’enfants handicapés, et présidais une association destinée à leur venir en aide. Coopté par des membres de la Ligue, j’ai pris connaissance de dossiers invraisemblables. Un jour, un homme vint me voir. À moitié ivre, il criait. Je n’étais pas familier du type de discours qu’il tenait. Il a retiré sa chemise : j’avais l’impression qu’il avait la rougeole tant son torse était rouge. Il m’a dit : « C’est la police qui m’a fait cela ». Il était marqué par d’innombrables brûlures de cigarettes. J’ai pensé que de tels actes n’étaient pas acceptables. Constater ce genre de pratiques vous fait basculer dans un autre univers. En 1987, Habib Bourguiba est destitué et Zine el-Abidine Ben Ali prend le pouvoir en se déclarant fervent défenseur des droits de l’Homme. Il tente alors de détourner la Ligue de ses fonctions et débauche deux anciens présidents et deux anciens secrétaires généraux, lesquels partent à l’aveuglette promouvoir la démocratie et les droits de l’Homme de l’intérieur du système. S’est alors installée une terrible dictature policière, crapuleuse et mafieuse. Élu à la tête de la Ligue à cette période, j’entrai en confrontation presque physique avec une dictature que j’ai appris à connaître depuis quasiment vingt ans. Je suis devenu un spécialiste des dictatures arabes, non pas en lisant des ouvrages mais en décryptant. Je raisonne comme un médecin qui relève les signes, établit le diagnostic avant de passer au traitement. Lutter contre la dictature est devenu une bataille physique pour les droits et un défi intellectuel, car j’ai vu se mettre en place des situations que je ne connaissais pas, ni ne comprenais. De nombreuses questions me préoccupent actuellement : comment une dictature dans le monde arabe opère-t-elle et recourt-elle à de nouvelles techniques de camouflage ? Comment reprend-elle à la fois les mécanismes de la démocratie et son langage, pour devenir encore plus terrible et malsaine ? Voilà une spécificité de nos dictatures par rapport à ce que furent les dictatures en Europe. Hitler n’a en effet jamais assuré soutenir les droits de l’Homme, tandis que les dictateurs du monde arabe s’en déclarent actuellement de fervents défenseurs. Ne pas s’opposer revient à renoncer à la citoyenneté.
-Et qu’en est-il des risques que vous prenez ? Se sont-ils accrus au fur et à mesure de votre engagement ? Votre notoriété vous protège-t-elle désormais ?
Voici un mois, la presse tunisienne a relayé une opération de propagande lancée contre moi et cinq autres défenseurs des droits de l’Homme, laquelle déclare que je serais un agent du Mossad dont je percevrais 25 000 euros par mois. Cette opération en appelle au meurtre. Depuis que j’ai mené campagne sur Al Jazeera contre sa réélection, Ben Ali a lâché ses chiens contre moi. Sans parler de la véritable chasse à courre qui m’a visé à Tunis ! Pressions, prison, renvoi du travail… tous les moyens sont bons. Mais je refuse de me considérer comme une victime, je suis un combattant : il s’agit d’une bataille, où je porte des coups et en reçois. Compte tenu des positions qu’il doit défendre, le régime ne peut se permettre de retenir ses coups. Il faut accepter les risques de l’opposition.
-Existe-t-il une spécificité des dictatures arabes ? et des dictateurs ? Où puisent-ils leur inspiration ?
Dans le monde arabe, ces dictatures traduisent à l’échelle individuelle la volonté de puissance, l’immaturité, l’orgueil démesuré, la mégalomanie ; et à l’échelle sociale la croyance que la volonté peut l’emporter sur la réalité, sur la complexité, puis le mythe de la violence, de la force, de la virilité. La dictature est toujours liée au chauvinisme mâle – le seul contre-exemple que j’aie à l’esprit, Indira Gandhi, n’est pas restée longtemps au pouvoir. Les dictatures arabes sont pratiquement des dictatures de « fin de race », de « série B ». Les dictateurs ne disposent plus aujourd’hui des moyens de pratiquer la dictature, le monde actuel empêchant de plus en plus de la pratiquer telle qu’elle le fut au XIXe siècle en Europe. Partout dans le monde, la dictature s’est transformée pour s’éloigner du caudillo. Les pays arabes restent en revanche peuplés de dictateurs malheureux, ratés et impuissants. Une vraie dictature est basée sur le mythe de l’homme providentiel, la violence physique et le pouvoir comme butin de guerre – à usage purement véniel ou autre. Elle nécessite fondamentalement le contrôle des cœurs et des esprits (par la propagande) et celui de la société (par le parti unique). Or ces deux piliers de la dictature sont devenus impossibles. En 1990, pour envoyer un communiqué dénonçant la mort d’un Tunisien sous la torture, la Ligue tunisienne des droits de l’Homme ne pouvait aisément utiliser le téléphone (coupé), ni le fax (il fallait au préalable présenter une carte d’identité). Cinq ans plus tard, les chaînes satellitaires et Internet sont arrivés, me permettant de m’adresser aux Tunisiens, et de leur dévoiler la vérité. Le pouvoir est devenu comme fou. Il a tenté en 1996 d’interdire les paraboles. Malgré le vote d’une loi, la dissidence civile s’est mise en place pour appeler à l’ignorer – sachant que les principaux trafiquants de paraboles étaient issus des rangs de la garde nationale. Le pouvoir a perdu la bataille de l’information et chacun connaît aujourd’hui les turpitudes de nos dirigeants. Le second axe, le contrôle de la société, a également échoué car le parti unique a partout explosé dans le monde arabe. Plus aucun pays ne peut y prétendre. Ben Ali a organisé le faux pluralisme, mais toutes ses structures – partis de faux nationalistes arabes, de faux gauchistes, fausses associations féministes – ont échoué à encadrer la « pluralité dictatoriale ». Les véritables forces jouent en effet ailleurs, dans des comités qu’il ne reconnaît pas, mais qui structurent la société. Les mutations technologiques et sociologiques empêchent les dictatures arabes de disposer des moyens nécessaires. Les populations civiles ont pratiquement parcouru la moitié du chemin vers la démocratie, en s’emparant par la force de la liberté d’expression et d’organisation. Même le régime syrien se trouve paralysé. Face à cette crise, les dictatures ont adopté deux stratégies. D’une part, Saddam Hussein et Hafez el-Assad ont mis en place la politique du pire en tirant sur le peuple. L’école de Ben Ali a, pour sa part, tenté de récupérer les mots et les mécanismes de la démocratie pour organiser sa petite dictature. Cela ne fonctionne pas et notre président est devenu la risée de tous. En 1995, un dirigeant d’Amnesty International me prévint que l’ONG surveillerait Ben Ali plus que d’autres dictateurs car il utilisait les codes de la démocratie pour une dictature, ce qui se révélait très pervers. Ben Ali n’a jamais été aussi ciblé par les organisations de droits de l’Homme que depuis qu’il a eu l’audace de se déclarer défenseurs de ces droits. Il a attiré sur lui le regard, alors que les Syriens torturaient et tuaient à tire-larigot. Ce sont des dictatures à contre-temps. Disposerons-nous de l’alternance au pouvoir et de l’indépendance de la justice ? Actuellement des batailles se déroulent les concernant. L’organisation de pseudo-élections se révèle de plus en plus difficile. Désormais des opposants veulent se présenter. En me présentant contre Ben Ali en 1994, j’ai déclenché un casus belli et brisé un tabou. Si notre vie d’opposants n’est pas facile, les dictateurs de leur côté vivent dans la peur et la honte.
-Sont-ils en train de constituer la garde rapprochée qui leur succédera ? Y a-t-il une lueur d’espoir ?
Les dictateurs ont mis en place une « sélection naturelle à l’envers », leur régime ne supportant pas les individus et promouvant les plus soumis. Le cœur du pouvoir se remplit d’incapables dangereux. Lorsque l’un d’eux prend le pouvoir, la mécanique continue. Mais il existe en Tunisie une administration qui a le sens de l’État. Depuis le centre de l’État, des hommes sont-ils capables de s’emparer du régime ? Je n’y crois pas beaucoup. Les Européens de l’Est et les Sud-Américains avaient la chance de n’avoir qu’une alternative à la dictature. Dans les pays arabes, il y a en plus l’islamisme, et je le considère comme notre quatrième échec. Les pays arabes ont connu l’échec du nationalisme, du panarabisme, du socialisme, et affrontent actuellement celui de l’islamisme. Chacune de ces chimères s’est fondée sur le mythe du groupe salvateur. En tant que démocrates dans la bataille pour les idées, nous nous battons à la fois contre les dictateurs et contre les islamistes extrémistes. Les deux combats sont un peu différents. Contre la dictature il est simple et clair, il s’agit de la dénoncer. Le second est bien plus difficile, car il se déroule au niveau des idées. Nous avons à faire savoir que l’islamisme n’est qu’une fausse alternative, un masque plaqué sur le même squelette autoritaire. Nous devons convaincre notre opinion publique que la démocratie n’est pas une marchandise occidentale, mais une technique ubiquitaire de gouvernement comme l’électricité est une technique ubiquitaire d’énergie ?
-Pouvez-vous revenir sur les méthodes de cet « occupant intérieur » ?
La violence, la violence systématique, diffuse, la peur. Le mensonge permanent, le faux et l’usage de faux. Je crois que la morale est faite d’accumulation d’expériences de l’humanité. Vous adoptez une attitude morale parce que l’inverse a été expérimenté pendant des années ou des siècles sans résultat concluant. Les dictateurs ignorent complètement les leçons de la morale et détruisent les valeurs. La dictature humilie les hommes, les rend faibles. L’école enseigne une histoire mythifiée. Les enfants savent très tôt qu’ils fonctionnent dans un monde schizophrène, entre, d’une part, ce qu’ils apprennent à l’école et, d’autre part, la réalité. Une telle situation n’aide pas à former des esprits équilibrés.
Quel rôle jouent les migrants : soutiennent-ils leurs familles ? Pourrait-on imaginer un rôle politique de cette diaspora ?
Non, ils ne jouent aucun rôle de soutien. J’en fus très étonné à mon arrivée en France. Le régime tunisien utilise le passeport comme arme de chantage. La police tunisienne en France surveille très bien ses ressortissants. La communauté maghrébine, dans une moindre mesure celle issue du Moyen-Orient, est totalement quadrillée par les polices des pays d’origine. Le sachant, nos ressortissants sont terrorisés et se tiennent éloignés de toute action politique.
Vous évoquez dans votre ouvrage la possibilité que le XXIe siècle soit celui de la révolution arabe. Qu’entendez-vous par cela ? Les pays arabes connaissent peu ou prou la même situation que celle de la Chine au XIXe siècle. Les peuples sont occupés, réprimés, et de plus en plus pauvres. Il n’est qu’à lire le dernier rapport du PNUD 2009 sur le monde arabe qui pointe une catastrophe absolue, les Arabes faisant face à sept menaces majeures. Le défi climatique, le manque d’eau se profilent alors que les gouvernements n’ont plus rien à apporter. Ils survivent en devenant des agents de la CIA ou d’autres supplétifs dans la guerre contre le terrorisme. Aucun projet n’émerge alors que d’ici trente ans près de 400 millions d’Arabes pourraient connaître la faim. L’Égypte est au bord du gouffre. Le Yémen est en train d’exploser. Les pays du Golfe peuvent encore tenir sur leur manne pétrolière. Mais le Soudan explose. L’Algérie est en voie de « somalisation ». Le Maroc a tenté quelques réformes, mais arrive au stade du blocage.
-D’une certaine façon, les terroristes n’occupent-ils pas déjà le terrain pour ceux rêvant « d’aventure » et de changement ?
Le phénomène terroriste a commencé en Égypte dans les années 1970. Ont suivi une insurrection armée du FIS, l’école de l’Afghanistan – la jeunesse arabe est partie s’y entraîner. Le bilan montre que non seulement les terroristes n’ont pas réussi à faire bouger les choses, mais ont de plus servi d’alibi aux dictatures qu’ils ont permis de renforcer. Les Américains et les Européens avaient commencé à réaliser que ces dictatures étaient responsables à la fois du terrorisme et de l’immigration sauvage. Les attentats du 11 septembre 2001 sont arrivés et tout le discours démocratique a disparu. Alors que le régime tunisien était aux abois en 2000, il s’est repris et la répression fut terrible. Dans le futur, les terroristes seraient-ils capables de s’organiser ? Je ne pense pas qu’un Mao arrive ! Les terroristes ont une capacité de nuisance importante, mais en fin de compte ils renforcent la dictature et sont incapables de guider ou d’organiser les révolutions.
-Quels scénarios pour la suite ? Une révolution orange ?
L’évolution de l’Égypte décidera de l’avenir du monde arabe. Si la puissance régionale bascule dans le désordre, l’évolution n’aura pas lieu. Mais si l’Égypte est sauvée par les parrains occidentaux (encore faut-il qu’ils mettent tout leur poids pour éviter un transfert du pouvoir de Moubarak à son fils, qui enflammerait le pays), s’ils poussent au maximum les réformes démocratiques, des scénarios démocratiques peuvent surgir même s’il y a un risque de l’arrivée des islamistes au pouvoir. À ceux qui ont peur de l’alternance, je réponds qu’en Turquie, un gouvernement islamiste est arrivé aux commandes : qu’est-ce que cela a changé ? Si les Algériens avaient laissé gouverner le FIS, au bout d’un an le mouvement islamiste se serait défait et la mort de 200 000 personnes aurait été évitée. La démocratie présuppose d’accepter la règle. Et si par la suite les islamistes refusent de quitter le pouvoir, au moins les jeux seront faits et il n’y aura plus d’hypothèque islamiste.
« Non l’islam n’est pas la solution »
Je suis actuellement très attaqué sur Al Jazeera net. En tant que démocrates, nous avons eu quelques difficultés à nous positionner vis-à-vis des islamistes. En tant que militants des droits de l’Homme, nous ne pouvions laisser les dictatures les détruire – ce qui est anti-éthique et contre-productif, car la démocratie est une guerre symbolique contre de vrais adversaires. Il faut un parti islamiste avec ses thèses et il faut un débat. Une démocratie ne se construit pas avec des amis, il faut également des adversaires. Depuis 1990, lors des violentes répressions contre les islamistes, nous fûmes obligés de les soutenir en tant qu’individus, mais aussi en tant que parti politique qui doit avoir place au chapitre. Et en même temps, ils constituent des adversaires porteurs de toute cette idéologie autoritaire que nous combattons et qui est à l’origine de l’échec nationaliste, panarabe, socialiste. Le débat d’idées s’était arrêté à cause de la répression. Mais cela est fini, il ne faut pas éternellement se taire, mais demander clairement ce qu’ont apporté les islamistes dans le combat contre la dictature. Cette question sur Al Jazeera net m’a valu de nombreuses attaques, car je déclarais qu’en réalité la fraction armée des islamistes avait renforcé les dictatures en leur donnant une légitimité. La fraction islamiste entriste a accepté de se faire nommer au parlement au Maroc, en Jordanie, etc. et participe pleinement à la dictature. Les islamistes qui se disent apolitiques et emmènent la population dans les mosquées pour une religiosité de consolation retirent une part des citoyens du combat politique. Le slogan « l’islam est la solution » se révèle trente ans plus tard parfaitement faux. Je suis le premier à avoir demandé aux islamistes leur bilan, ce qui les gêne d’autant plus que je ne suis pas un anti-islamiste primaire.
Magazine Diplomatie no 43- Paris –Mars 2010