Avec cette nouvelle édition de son livre « Qu’est-ce que le pouvoir ? Témoignage et réflexions d’un ancien président »,* Moncef Marzouki confirme qu’il est bien une personnalité à part, atypique même. En atteste un parcours heurté et ce durant des décennies.
Comme auteur, il a commencé par un ouvrage impertinent, « Les Arabes iront-ils sur Mars ? », publié à Tunis en 1983, puis d’autres autour de la même problématique des blocages de la société islamique : « Arabes, si vous parliez », « La mort apprivoisée », « Le mal arabe », « Dictateurs en sursis » et « l’invention d’une démocratie « . Une œuvre couvrant trois décennies. Un long parcours.
C’est précisément là, à l’automne de sa vie – il est né en 1945 – qu’il livre ses interrogations et ses témoignages sur les trois ans (décembre 2011 – décembre 2014) au palais de Carthage, après la fuite de Zine El-Abidine Ben Ali en janvier 2011. C’était là, pour lui, le couronnement d’une longue marche militante au service des droits de l’homme et de la démocratie en Tunisie et dans le monde arabe, ponctuée par des mesures de répression. Professeur de médecine (Sousse) de 1981 à 2000, il a dû s’exiler à la faculté de médecine de Bobigny – Paris (2001-2004). Parlementaire, président du Congrès pour la République (2001-2011), il a été élu président sur la base
d’un accord tripartite entre la formation islamiste Ennahda de Rachid Ghannouchi, son parti et Attakatol, social -démocrate dirigé par son fondateur, Mustapha Ben Jaafar).
Un vécu et un ressenti
Ce livre est un narratif de cette expérience ; il se base comme premier matériau sur des notes au jour le jour, assorties d’observations, de sentiments, de questionnements et d’évènements. L’exercice du pouvoir ? Mais décliné sur un vécu autour de travaux pratiques, pourrait-on dire,. Et un ressenti. Cela l’a aidé à avancer dans ses réflexions personnelles taraudées depuis des lustres par cette problématique existentielle et même de philosophie politique alors qu’il était obsédé durant un quart de siècle par son engagement contre la dictature: » Qu’est-ce que ce pouvoir-là ? Qu’est- ce que le pouvoir, de façon générale ? ».
Il estime que les « spécialistes » – reconnus ou autoproclamés – dans ce domaine ne manquent pas, mais que lui a quelques titres pour en parler : » Le pouvoir, assène-t-il, je l’ai combattu, conquis, exercé puis perdu ». En ajoutant que tout cela ne donne peut être pas plus de crédibilité à son discours tant il est vrai que » le témoignage d’un ancien chef d’Etat n’est jamais qu’un point de vue particulier sur le pouvoir » : et qu’il faut aussi se préoccuper de ce qu’en dit le « sujet-citoyen qui le subit… » Son livre s’articule autour de huit chapitres embrassant les multiples facettes d’une expérience personnelle où est décrit ce qui a nourri une telle séquence de vie.
Maghrébin
Une vie militante, faite d’engagements. De convictions chevillées au corps : les droits de l’homme, la démocratie et l’idéal maghrébin. Quelques semaines seulement après son élection, le voilà qui effectue début février 2012 une tournée qui le conduit dans la région, à Rabat puis à Alger et Nouakchott. Il veut relancer l’UMA et œuvrer à une normalisation entre le Royaume et L’Algérie. S’il est écouté avec intérêt par le Roi, il avoue qu’il a été ignoré par le pays voisin. Depuis deux ans, il continue à réitérer avec courage ses positions sur le dénouement de ce qu’il appelle « le conflit artificiel » nourri par les officiels d’Alger.
Il prône, entre autres, la consécration de « cinq libertés » devant être le socle de l’édification maghrébine : circulation, résidence, travail, investissement et participation aux élections municipales. Aux séparatistes, il argumente en leur précisant qu’ils auront ainsi trois « Patries » : celle de l’autonomie, celle du Maroc et celle de l’UMA. Dans des déclarations à la presse, il fait le procès du régime algérien qui « prend en otage » les séquestrés de Tindouf » pour un choix politique fallacieux « . Dans cette même ligne, dans une interview à Arabi Post, le 27 novembre dernier, il considère que « l’initiative marocaine est la solution » au Sahara. Il dérange tant à Tunis qu’à Alger – il est disruptif en ce qu’il perturbe, casse et rompt avec la rhétorique convenue de ces deux capitales. D’autant qu’il a toujours pour lui ce capital : une éthique qui n’a pas été corrodée par son mandat présidentiel ni par le pouvoir.
Le pouvoir ? Une alchimie à nulle autre pareille sans doute : son apparat, ses signes et symboles ; ses fonctions, obligations et raisons d’être ; ses moyens, techniques et stratégies ; ses contraintes, enjeux et limites ; son atmosphère, son ambiance, son vécu ; et, pour finir, son archéologie avec ses strates, notamment biologiques et psycho-sociales. Le pouvoir, tel qu’en lui- même pourrait-il évoluer dans le champ politique ? L’hypothèse démocratique est en question. Arrivera-t-elle à faire face puis à résister à toutes les évolutions mal maîtrisées ne pouvant conduire qu’à l’impasse ? Sans beaucoup d’illusions sur les réalités actuelles tellement confondantes, Moncef Marzouki conclut en appelant toutefois à ne pas « désespérer à cause de la force de création prête à tout reconstruire sur les ruines encore fumantes »… Que Dieu l’entende !