Dans le journal ’’ Le Monde’’
Regarder autrement les révolutions arabes
mercredi 20 avril 2011
La révolution actuellement en cours dans le monde arabe a pris les Occidentaux par surprise : leur vision fantasmatique de cet espace géopolitique et la grille de lecture qui en procédait les a rendus inaptes à toute prévision. Nous avions modestement essayé d’attirer l’attention des Français sur l’inadéquation de leurs représentations avec la réalité, mais en vain. Pour obtenir de beaux succès de librairie, il fallait aller dans le sens de la doxa, servir à l’opinion ce qu’elle avait envie d’entendre sur le terrible danger constitué par les affreux islamistes, les femmes opprimées, les frasques de folkloriques émirs et d’exotiques dictateurs, dominant une humanité de seconde classe à jamais embourbée dans la servilité et l’indignité. Des chercheurs s’intéresseront sans doute à déconstruire les couches de préjugés culturalistes et de peurs ancestrales de l’islam qui ont rendu beaucoup d’Occidentaux aveugles à la réalité arabe.
S’ils veulent participer à l’histoire qui s’écrit à leur frontière sud et pas seulement en subir les contre-coups, les Européens – mais également les Américains – doivent rapidement mettre au point de nouveaux concepts, une nouvelle approche et une vision du monde arabe rompant définitivement avec les anciennes représentations désormais obsolètes. Les peuples arabes sont des peuples normaux. Leur révolution a définitivement enterré cette prétendue spécificité culturelle dont on disait qu’elle les rendait inaptes à la démocratie, culturellement déterminés à obéir et dont l’horizon indépassable, comme le disait si mal Hubert Védrine, était d’être gouvernés par des despotes éclairés.
La révolution arabe est une révolution normale. Comme toutes les révolutions, elle entraîne une phase de chaos, de contre-révolution, de luttes intestines et d’instabilité s’apaisant progressivement au fur et à mesure que prennent forme les nouvelles configurations politiques, sociales et surtout mentales. Certes les restructurations en cours sont porteuses à court terme de problèmes pour les Européens. La migration des jeunes chômeurs tunisiens et, demain, libyens ou égyptiens, la désorganisation des circuits commerciaux et touristiques et, enfin, les demandes prévisibles de réaménagement des dettes nationales arabes colossales contractées par des dictateurs irresponsables, seront les grands casse-tête des diplomaties européennes.
Ces phénomènes sont inévitables : il faut les accepter sans crainte et les gérer avec patience car ces mêmes restructurations sont porteuses à long terme de nouvelles chances pour l’Europe. Contrairement aux prévisions de l’ancien paradigme, la révolution dans le monde arabe n’est pas islamiste ou nationaliste, et elle n’est aucunement anti-occidentale. Elle ne vise qu’à instaurer des Etats démocratiques au service de leurs peuples. Or, des Etats arabes partageant les mêmes valeurs et principes que les Etats européens ne peuvent qu’être intéressés au développement de la paix, de la coopération et de la sécurité dans toute la Méditerranée, c’est-à-dire de parfaits partenaires.
De tels Etats seront appelés, par la force des choses, à s’ouvrir les uns sur les autres pour constituer une Union des peuples arabes sur le modèle de l’Union européenne, et à s’ouvrir sur cette dernière tant les relations entre les deux rives de la Méditerranée sont intriquées. Ce nouvel espace arabe, avec des besoins colossaux de développement économique et de capacité de financement, assis sur ce trésor énergétique inépuisable qu’est l’énergie solaire, peut être une opportunité de plus pour l’économie européenne. Sur le plan politique, les nouvelles démocraties arabes seront mieux à même de construire une véritable Union pour la Méditerranée que le mariage de la carpe et du lapin tenté par M. Sarkozy prétendant construire un édifice commun à des démocraties installées et des dictatures en sursis.
C’est cette nouvelle vision du monde arabe, différent et semblable, partenaire et ami, qu’il faut promouvoir aujourd’hui.
Un paradigme est d’abord sous-tendu par des émotions. L’ancien était fondé dans sa dimension spécificité culturelle sur une forme à peine voilée de mépris, et dans sa dimension menace islamiste sur de vieilles peurs irrationnelles. Le cynisme et l’abandon de ses propres valeurs était le noyau dur de cette politique, dite réaliste, d’appui aux dictateurs.
Pour devenir fonctionnel, le nouveau paradigme aura besoin de se fonder sur le respect de ces « nouveaux » peuples arabes, le dépassement des peurs ancestrales, l’ouverture des esprits et des coeurs. Surtout, cette nouvelle grille de lecture du monde arabe, l’Europe et l’Occident devront la construire sur le respect de leurs propres valeurs, trop malmenées par l’appui à d’abjectes dictatures que les Arabes jettent aujourd’hui avec jubilation dans les poubelles de l’Histoire.