Dans le journal ’’ La Presse’’
lundi 18 avril 2011
Comment évaluez-vous le processus de transition démocratique en cours ? Est-il sur la bonne voie ? Sinon quelles sont les embûches qui pourraient freiner son aboutissement ?
Nous vivons un moment historique en Tunisie et dans le monde arabe, semblable à ce qu’ont vécu les Français en 1789 ou les Russes en 1917. C’est une phase de restructuration totale de l’Etat, de la société et des mentalités. Nous sommes entrés dans de fortes turbulences et je doute qu’on atteigne l’équilibre avant quelques années. Mais je suis très optimiste, j’ai l’impression, pour prendre une autre image, qu’un gigantesque fleuve a brisé le barrage qui l’empêchait de creuser son lit. Ce fleuve qui est l’énergie des nouvelles générations ne s’arrêtera pas même si les méandres avant le but seront nombreuses .Je plains les anciens de la dictature .Semblables aux morceaux de pierre rescapés de la destruction du barrage, eux aussi seront emportés par le courant quoiqu’ils fassent pour obstruer le fleuve impétueux.
Vous avez déclaré à propos de l’Instance des réformes politiques qu’on a eu tort de confier cette tâche à des juristes. Après la création du conseil composé de 155 membres représentant des partis politiques, de la société civile et des personnalités indépendantes, quel jugement portez-vous sur son action ?
Il était plus démocratique d’avoir un tel conseil. Certes la discussion est plus difficile et le temps plus long, mais c’est cela qu’il faut apprendre à gérer : les difficultés et les exigences de la démocratie.
Votre parti est-il pour le système de listes à la proportionnelle avec les plus forts restes ? Sinon quel mode préconisez-vous et pourquoi ?
Désolé, mais il y a une commission qui travaille sur la question, on attend son rapport pour le mois de mai, comme les 23 autres qui planchent sur notre programme.
Pour quel type de régime êtes-vous favorable, présidentiel, parlementaire ou semi-présidentiel et pourquoi ?
Nous allons mettre en place un système politique peut-être pour les prochaines cent années et avec l’obsession de ne plus jamais revoir la dictature. Il faut être prudent, exigeant et inventif. Nous avons inventé une nouvelle façon de faire la révolution. Nous ne sommes pas obligés de copier des recettes mais de nous en inspirer et de créer quelque chose d’autre , peut-être meilleur que tout ce qui existe . Le régime sous lequel pourront prospérer les générations futures doit être à la fois démocratique, stable et efficace. A quoi cela nous servirait d’avoir un régime démocratique instable avec des gouvernements qui ne passent pas l’hiver, ou un régime parfaitement démocratique mais inefficace car les pouvoirs séparés ne se complètent pas mais se neutralisent et se bloquent ? C’est sur cette triple exigence que doit plancher la Constituante.
Que pensez-vous du principe de la parité hommes-femmes sur les listes de candidature pour la Constituante ?
Je suis pour, mais je crains les difficultés pratiques. Tant pis pour ces difficultés, il faut bien commencer un jour.
L’exclusion prononcée contre les responsables de l’ancien RCD des 23 dernières années, est-elle, d’après vous, une bonne chose ?
Oui, les agents de la dictature ne peuvent prétendre du jour au lendemain construire la démocratie. C’est de l’indécence et c’est se moquer du monde que de prétendre le contraire. La démocratie sera construite par ceux qui se sont sacrifiés pour elle, pas par ceux qui étaient ses pires ennemis. Cela étant il n y a pas de coupable pour l’éternité, il faudrait lever cet interdit, disons après cinq ans le temps que le premier édifice soit construit et que se soient apaisées les passions et oubliées les rancœurs.
Vous avez appelé au mois de mars dernier, à l’occasion de la fête de l’Indépendance, à la création d’une commission vérité et conciliation semblable à celle créée en Afrique du Sud, voulez-vous nous en expliquer la démarche et les mécanismes et quels échos cette idée a-t-elle eus ?
Il faut traduire en justice le minimum de gens, Ben Ali et ses sbires, ceux qui ont commis des crimes de sang. Pour tous les autres, y compris les tortionnaires, il faut qu’ils se présentent devant des commissions Justice et vérité pour faire face à leurs victimes, demander pardon, le rôle psychothérapeutique de la chose étant de ne pas laisser dans l’ombre la responsabilité des uns et le droit des autres à une réhabilitation morale et une compensation financière. Ainsi la justice au sens le plus noble sera rendue, point de vengeance mais de la réconciliation.
L’article premier de la Constitution de juin 1959 suscite, déjà, beaucoup de réactions, quel est votre avis et croyez-vous qu’on pourra aller au-delà de ce qu’il stipule ? Ou devrait-on le garder tel quel ?
Pas touche à l’article premier, on a mieux à faire que de créer des conflits stériles
Que pensez-vous de la prolifération des partis politiques ?
Phénomène banal. Après la révolution des œillets au Portugal en 1975, il y a eu presque 80 partis, 400 au Japon après la guerre. On en compte aujourd’hui 3 ou 4. Ce sera pareil en Tunisie.
Parlons maintenant de vos rapports avec le mouvement islamiste Ennahdha, êtes-vous en accord avec ses thèses et y a-t-il un projet de coalition avec ce mouvement ?
Les uns ont fait de moi un crypto islamiste, les autres un ‘’ athée ‘’. Allez savoir comment on peut être un islamiste athée. Les alliances ce n’est pas un individu qui les contracte mais un parti. Le CPR est un parti républicain, démocratique, non idéologique qui veut construire un Etat pour tous capable de protéger les femmes voilées et les femmes sans voile. C’est sur la base de ces principes que le CPR décidera lors de son congrès avec qui il s’alliera et sur quelles bases.
Certains appellent à une grande coalition qui va du centre gauche au centre droit en associant des anciens destouriens pour contrer la montée des extrémismes. Qu’en pensez-vous et de quelles formations vous vous sentez le plus proche ?
Il faut absolument éviter la bipolarisation qui se dessine, d’un côté les partis de la modernité (hadatha) de l’autre les’’ obscurantistes ‘’ c’est-à-dire les islamistes. Ceci nous ramènerait vingt ans en arrière et on sait où cela nous a menés. L’état de délabrement dans lequel se trouvent les systèmes de santé , d’éducation , de sécurité , de justice , sans parler du système économique implique des réponses politiques , pragmatiques et consensuelles . Reconstruire ces systèmes va être une tâche difficile, complexe et voire risquée. Seul un gouvernement d’union nationale en sera capable. Il faut dès maintenant jeter les ponts et non l’anathème.
« J’ai deux techniques pour rester positif psychologiquement. La première, c’est que je me dis que le temps géologique n’est pas le temps des civilisations, que le temps des civilisations n’est pas celui des régimes politiques et que le temps des régimes n’est pas celui des hommes », c’est votre déclaration n’est-ce pas ? Une explication ?
Le pays est impatient. Il veut que la révolution atteigne tous ses objectifs, que les partis accouchent de programmes miracles, que la stabilité revienne, que le chômage soit résorbé. Je comprends cette impatience car moi aussi je suis impatient, mais il faut savoir se raisonner et laisser le temps au temps. L’essentiel est de mettre le train sur les rails et je crois que c’est ce que nous faisons.
Revenons un peu à cette fameuse journée du 14 janvier, comment l’avez-vous vécue de votre lieu d’exil parisien ?
De la joie de pouvoir retrouver ma terre natale, de la fierté d’appartenir à un peuple enfin debout, un arrière-goût délicieux de revanche contre le dictateur qui a volé vingt ans de ma vie et de celle de ma famille. Une gentille ironie aussi vis-à-vis de tous ces grands politiques maniaques du ‘’réalisme’’ et de la’’ modération’’ qui m’ont traité de Don Quichotte de la politique parce que je n’ai pas cessé de répéter depuis dix ans que seule la désobéissance civile extirpera une dictature indigne et que c’est la jeunesse qui le fera.
Vous avez dit à propos des jeunes qui ont conduit cette révolution, ce sont leurs « graines semées dans le désert » qui ont soudain germé lors d’une « pluie » inattendue, celle de l’implosion des contradictions internes d’une dictature pourrie de l’intérieur par la corruption et le mépris du peuple, ce qui ne manque pas de lyrisme. Cela veut dire quoi au juste ?
Qu’avez-vous contre le lyrisme ? Notre révolution n’est-elle pas aussi une œuvre esthétique ? Je voulais dire que tous ceux qui ont désespéré de notre peuple, et ils étaient nombreux, n’avaient pas perçu les graines de la révolte sous la croûte sèche de la répression et qu’il a suffi d’une goutte pour que germe la révolution.
Dernière question : avez-vous l’intention de vous porter candidat aux élections présidentielles ?
Si la Constituante opte pour un régime où il y a place pour des élections présidentielles, si le CPR décide de me présenter, ayant beaucoup d’ambitions, de rêves et d’idées pour la Tunisie, oui je serai candidat.