Le Point.fr – Publié le 12/01/2011
« Ce sont les dernières convulsions du régime tunisien »
mercredi 12 janvier 2011
Interview de Moncef Marzouki
Le Point.fr a interrogé un opposant historique au régime de Ben Ali, installé en France, sur les violences qui agitent la Tunisie.
Propos recueillis par MARC VIGNAUD
Le gouvernement tunisien a annoncé le limogeage du ministre de l’Intérieur et la libération de toutes les personnes arrêtées lors de manifestations qui ébranlent le pays. Il a également promis la formation d’une commission d’enquête sur la corruption que dénoncent opposition et ONG. Moncef Marzouki, opposant historique et virulent au régime tunisien, juge qu’il ne s’agit en rien de véritables concessions.
Le Point.fr : Que pensez-vous des concessions annoncées par le président Ben Ali pour calmer les manifestants ?
Moncef Marzouki : Le limogeage du ministre de l’Intérieur est sans effet. S’il devait vraiment limoger quelqu’un, ce serait lui-même ! S’il veut faire une commission d’enquête sur la corruption, alors qu’il commence par enquêter sur sa propre corruption, celle de sa femme et de ses gens. Il peut bien libérer ceux qu’il a mis en prison, mais il est responsable des 90 morts (le régime reconnaît 21 morts, NDLR). C’est lui qui doit payer pour eux. L’extension de la révolte après son premier discours, son deuxième discours puis son troisième montre qu’il ferait bien de s’en aller pour sauver sa peau. Il ment comme il respire depuis 20 ans, personne ne lui fait confiance. Tout le monde sait qu’il est en train de gagner du temps et que ce sont les dernières convulsions du régime.
Le Point.fr : Le chef d’état-major de l’armée de terre, accusé de ne pas avoir réagi assez fermement face aux désordres, pourrait être limogé. Que faut-il comprendre ?
Moncef Marzouki : Jusqu’à présent, l’armée a pris position dans tout le pays, mais ce n’est pas elle qui tire sur la population. Je demande à ce qu’elle la protège contre les tueurs à gages de la police politique Ben Ali. Ce sont eux qui tirent, avec leur snipper, sur la foule pacifique qui ne fait qu’exprimer son ras-le-bol. La seule issue positive serait une intervention de l’armée pour mettre fin au règne de la police. Il faut qu’elle mette Ben Ali en prison pour qu’il soit jugé sur place. Après le bain de sang, il ne peut plus partir. J’ai toujours dit qu’on pouvait le laisser s’en aller s’il acceptait une transition pacifique, mais aujourd’hui, je réclame son arrestation et son jugement par un tribunal militaire pour les crimes qu’il a commis contre le peuple tunisien. Tout l’argent qu’il a volé, avec sa famille, doit être rapatrié.
Le Point.fr : Croyez-vous vraiment à une intervention de l’armée ?
Moncef Marzouki : Je n’en sais rien. Actuellement, elle est divisée. Le licenciement du chef d’état-major de l’armée de terre montre qu’il y a un problème. Je veux croire à des militaires patriotes qui déposent Ben Ali et favorisent la mise en place d’un gouvernement transitoire d’union nationale qui restructure l’espace politique.
Le Point.fr : C’est un appel à un coup d’État…
Moncef Marzouki : Ce ne serait pas un coup d’État puisque Ben Ali n’est pas un président légitime, c’est un dictateur élu avec 99 % des voix à chaque fois.
Le Point.fr : Comment percevez-vous la position de la France ?
Moncef Marzouki : Je pense que le gouvernement français n’a encore rien compris à la situation. C’est très dommage qu’il défende une politique contraire à ses valeurs et à ses intérêts. Quand on est une démocratie, on ne fraye pas avec une dictature mafieuse. C’est une question de valeurs, d’estime de soi. C’est aussi une question d’intérêts. Croire que Ben Ali est un rempart contre l’islamisme alors qu’il est à l’origine de la flambée islamique, c’est prendre un pyromane pour un pompier. C’est une politique aberrante, contre-productive, qui risque de faire perdre à la France toute influence dans le Maghreb. Tant que le gouvernement pariera sur un tel régime au nom de la « realpolitique », il sera à côté de la plaque.