DISCOURS DEVANT L’ASSEMBLEE NATIONALE FRANCAISE 18 juillet 2012
Jeudi 18 Juillet 2012
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres du gouvernement,
Mesdames et Messieurs les députés,
Si je suis en mesure de m’adresser aujourd’hui, devant votre assemblée, je le dois d’abord évidemment au soulèvement de notre peuple et de sa jeunesse, au sang des martyrs et de blessés de la révolution. Mais je sais – et tous les Tunisiens le savent comme moi – que je le dois aussi en partie à la solidarité et à la générosité de la France amie, restée fidèle à elle-même.
Obnubilée par des intérêts immédiats, une fraction de la France officielle a soutenu la dictature qui nous a opprimé, aussi bien directement qu’indirectement. Mais la part majeure, la part essentielle de la France, la France des élus locaux, celle des partis et des syndicats, des organisations de la société civile, la France des médias, la France des intellectuels et des artistes, la France des simples citoyens ,La France qui m’a donné asile ainsi qu’à de nombreux Tunisiens , cette France que nous aimons et respectons, cette France-là ne nous a pas fait défaut, elle nous a soutenu autant qu’elle le pouvait et accompagnés aussi loin que possible – jusqu’à la chute du tyran.
A cette France, à la France, à vous tous, le devoir de reconnaissance me commande d’exprimer ici ma gratitude et mon affection.
Au nom de mes compatriotes, je dois vous dire la fierté du peuple tunisien. Sa fierté de construire les fondations d’un régime et d’une société démocratique chaque jour plus solides. Sa fierté, mais aussi sa confiance, en un processus difficile mais inéluctable. L’assemblée constituante est au travail, l’espace public s’organise, la parole est enfin libérée. Après avoir ouvert la voie aux révolutions arabes la Tunisie saura j’en suis sûr être un modèle de réussite démocratique.
Je sais que notre révolution a suscité en France comme dans le monde entier, de la surprise, de l’admiration, de la sympathie mais qu’elle a suscité aussi, y compris chez nos amis les plus proches, des interrogations, des doutes voire des inquiétudes.
Mon devoir est de vous apporter les réponses aux questions que beaucoup d’amis français me posent fréquemment. J’espère qu’elles vous éclaireront sur une situation difficile, complexe et parfois mal comprise y compris par les Tunisiens eux-mêmes.
La Tunisie est elle tombée dans l’escarcelle de l’Islamisme ?
Non la Tunisie est tombée dans l’escarcelle de la démocratie. Nous avons organisé le 23 Octobre dernier des élections libres et transparentes. Les Tunisiens ont fait la queue pendant des heures sous le soleil brûlant pour exprimer leur volonté. Nul n’a contesté la légitimité des résultats. Sur les 217 sièges de l’assemblée constituante le peuple souverain en a concédé 89 au parti islamiste Ennahdha qui a ainsi remporté le plus grand nombre de sièges mais pas la majorité. Et quand bien même. De la même façon qu’il existe en occident, en Allemagne ou en Italie des partis Chrétiens démocrates il y a et il y aura dans le monde arabe de plus en plus de partis Islamo démocrate dont Ennahdha n’est que le prototype tunisien. On oublie que l’islamisme est un spectre qui va d’Erdogan aux talibans.
En Tunisie, Ennahdha a adhéré à la démocratie, certains disent par tactique, d’autres comme moi-même croient à un choix stratégique. Personne n’ayant la science infuse, c’est l’avenir qui dira qui a fait le bon pari. De toutes les façons l’adhésion d’une partie de l’islamisme à la démocratie qu’elle soit affectée ou sincère ne signe t- elle pas le triomphe de la démocratie puisque c’est la force de la démocratie d’avoir pu apprivoiser et intégrer des forces qui lui étaient au départ hostiles.
Les droits de l’Homme, notamment la liberté de création sont-ils en danger ?
Oui bien sûr, comme partout dans le monde, la protection et la promotion des libertés privées et publiques est un combat de toutes les institutions et de tous les instants. Oui il y a des menaces et des conflits autour de l’exercice de la liberté de conscience, d’expression et de création artistique, où il y a des dérapages comme dans la déplorable affaire de la faculté de lettres de Tunis cet hiver. Oui, en Tunisie, comme ailleurs, comme en France, comme dans tous les pays d’Europe, on débat aussi pour savoir où doit s’arrêter la liberté des uns pour que commence la liberté des autres. Faut –il nécessairement que pour se dire libre et vivant dans un pays libre prendre le droit de heurter l’autre dans ses convictions, de le blesser dans ce qui lui est le plus cher ?
Mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt.
Dans un pays qui a vécu les pires violations des droits de l’homme durant des décennies, la rupture avec le passé est spectaculaire.
L’une de mes premières décisions a été de commuer la peine de 220 condamnés à mort. La Tunisie est un pays abolitionniste de facto , j’espère qu’il le sera un jour de jure .Plus de dix mille personnes ont été élargies. La sordide prison de bordj Erroumi a été fermée et sera transformée en musée. Jamais les médias n’ont été aussi libres. Le gouvernement et moi –même en faisons les frais quotidiennement. Je n’arrête pas de répéter à mes collaborateurs outrés par la férocité et l’injustice de certaines attaques, que je préfère les pires effets pervers de la liberté de la presse à son musellement de toutes les façons devenu heureusement impossible.
Qu’il s’agisse des droits de l’Homme de façon générale et des droits de la femme en particulier, j’ai toujours signifié à mes partenaires d’ Ennahdha qu’il s’agissait là de lignes rouges. L’atteinte au droit d’asile a déclenché il y a deux semaines la pire crise avec nos partenaires d’Ennahdha. Elle n’a pu être circonscrite que sur la base d’un engagement ferme de ne plus franchir ces lignes rouges.
Ceci m’amène à la dernière et la plus délicate question que me posent sans cesse mes amis français.
L’alliance des démocrates dits laïques avec les islamistes relève telle de l’opportunisme ou de la naïveté ?
Ni de l’une, ni de l’autre mais d’une longue histoire commune et d’un pari sur l’avenir. Longtemps, les deux blocs laïques et islamistes se sont affrontés sans merci, ne parvenant même pas à avoir un langage commun en partage. La dictature en place, qui observait avec une mauvaise joie leurs guerres intestines, s’est évidemment ingénié à les alimenter par toute sorte de manœuvres.
Le bon sens a quand même fini par l’emporter et le rapprochement entre les frères ennemis devenu possible et ce en grande partie à cause d’une répression qui n’a épargné personne. En Tunisie, les contacts remontent à loin. L’unité d’action existe depuis 2003 et une alliance en bonne et due forme à été scellée en 2006. L’accord de 2006 – l’initiative du 18-Octobre, c’est le nom que nous lui donnons – n’a pas rassemblé l’ensemble de l’opposition, mais il a quand même impliqué les organisations et les personnalités les plus représentatives de l’opposition démocratique.
La coalition gouvernementale qui regroupe aujourd’hui les deux partis ‘’ laïques ‘’ Le Congrès Pour la République et le forum démocratique et le parti islamiste Ennahdha n’a rien d’un événement fortuit. Ce n’est pas une combinaison politicienne arrangée à la va-vite sur un coin de table au cours d’une soirée électorale. Notre alliance est le produit d’un long processus de maturation et il s’agit pour nous d’une alliance à portée stratégique, qui dépasse de loin la seule dimension politique. Si vous observez les résultats effectifs des élections de l’assemblée nationale constituante, vous constaterez d’ailleurs que l’ensemble des suffrages islamistes et laïcs s’égalisent à peu près, 50%-50%. Dans ces conditions, tout gouvernement monocolore aurait été un gouvernement d’exclusion et aurait jeté la moitié de la population contre l’autre, livrant le pays à l’aventure et à la violence. L’alliance des trois partis, était la seule manière d’éviter ce scenario du pire.
Des élites séparées par leur culture d’appartenance, c’est une société fracturée, c’est un pays retourné contre lui-même. Il n’y a pas de progrès durable dans ces conditions, ni de démocratie stabilisée et apaisée. Nous voulons unifier le pays et la population autour de nos véritables objectifs nationaux qui sont essentiellement la promotion des libertés individuelles et collectives et la lutte contre la pauvreté. Pour cela, il fallait commencer par se soustraire à l’affrontement entre partisans proclamés et adversaires supposés de l’islam. Nous avons décidé de sortir de cette polarisation, avec son inévitable montée aux extrêmes. Dans cette opération, chacun est resté lui-même. Les laïcs ne se sont pas ralliés aux thèses des islamistes et les derniers n’ont pas abdiqué leurs convictions au profit de celles des premiers. Nous avons simplement fait chacun un pas en direction de l’autre et décidé ensemble de laisser les intégristes des deux bords vider seuls leurs querelles sans fin.
Mesdames et Messieurs les députés,
Je reviens du Caire où l’expérience tunisienne qui voit gouverner ensemble des laïques modérés et des islamistes modérés, suscite un grand intérêt. Sans l’avoir recherché la Tunisie est actuellement un véritable laboratoire de la démocratie arabe balbutiante.
Notre révolution a déclenché un mouvement qui s’est étendu à l’ensemble des peuples arabes. Avec les changements survenus en Egypte, en Libye et au Yémen, avec le prolongement dramatique de ces événements en Syrie, l’espace géostratégique régional est d’ores et déjà profondément modifié.
Je suis persuadé que nous ne sommes qu’au début du chemin et que les mutations les plus marquantes restent à venir. L’ancien ordre politique arabe – un système brutal mélangeant despotisme, corruption et dépendance – a reçu des coups dont il ne se relèvera plus. L’ordre nouveau qui le remplace progressivement mettra plus ou moins de temps à se stabiliser, mais il finira par apporter à nos peuples ce à quoi ils aspirent depuis si longtemps, et d’abord la liberté et la justice. D’ici là, la transition risque d’être difficile et compliquée. Mais nous ne doutons pas de la victoire finale et nous ne doutons pas que celle-ci se traduira par plus de prospérité et de stabilité pour la région et le monde entier.
Mesdames et Messieurs les députés,
La Tunisie relève de trois sphères d’appartenance simultanée : la sphère maghrébine d’abord, avec son extension arabe et musulmane ; la sphère africaine, ensuite ; la sphère méditerranéenne, enfin, avec son extension européenne.
Or chacun peut constater, lorsqu’il regarde les chiffres relatifs au commerce extérieur – et ces chiffres sont essentiels parce qu’ils sont représentatifs de tout le reste –, chacun peut constater que nous faisons plus de 80% de nos échanges avec la France et l’Europe et moins de 10% avec l’ensemble des pays arabes et africains.
La structure du commerce extérieur des autres pays maghrébins n’est pas sensiblement éloignée de la nôtre. On retrouve partout le même déséquilibre en faveur de l’Europe, la même relation quasi exclusive. Cette situation n’est pas acceptable. Elle est dommageable pour les Maghrébins et pour les Européens. C’est la raison pour laquelle nous avons fixé comme première priorité à notre nouvelle diplomatie la relance de la construction maghrébine – construction maintenue soigneusement en hibernation par les anciens régimes depuis des décennies.
L’ouverture de nos cinq pays les uns aux autres ferait mécaniquement gagner à chacun entre deux et trois points de croissance annuelle supplémentaire. Imaginez la mise en place d’un marché commun de 100 millions d’habitants, garantissant la libre circulation des biens, des services, des capitaux et de la main-d’œuvre ; imaginez la formidable accélération du développement, imaginez les opportunités inédites d’affaires et d’investissements qu’une telle mise en place apporterait. Évidemment, dans le nouvel espace intégré, où le renforcement des échanges internes serait naturellement encouragé et privilégié, la part de la France et de l’Europe risque de baisser. Mais la baisse ne serait que relative, il ne s’agirait que d’une baisse en pourcentage. En volume absolu d’échange, et c’est ce qui compte, cette part connaîtra aussi une très forte expansion.
Un sommet maghrébin doit se tenir à Tunis en octobre prochain. Nous en attendons beaucoup, et d’abord le lancement effectif du projet que je viens de décrire.
Le deuxième axe de notre redéploiement diplomatique concerne l’Afrique et tout spécialement les pays du Sahel : Tchad, Niger, Mali, Burkina Faso et Sénégal. Nous avons en commun d’être tous riverains du Sahara. Au-delà de la stricte nécessité économique ou politique, nous avons des motifs sérieux et urgents de vouloir bâtir un partenariat solide entre le Maghreb et notre voisinage africain immédiat. Ces motifs concernent l’environnement et la sécurité.
Chaque année, l’avancée du désert engloutit des millions d’hectares de terres arables et les rend impropres à la culture. Dans le même temps, le Sahara est devenue le refuge de bandes nombreuses de malfaiteurs, spécialisées dans les trafics d’armes et de stupéfiants, et subsidiairement dans le terrorisme. Ces deux fléaux, naturel et humain, ne peuvent pas être combattus à l’échelle d’un seul pays. Leur réduction exige la coopération de tous les pays concernés et elle exige une coopération vigoureuse et de longue durée. Nos partenaires maghrébins et africains sont conscients du danger. Nous aurons l’occasion d’en parler lors du sommet de Tunis et nous aurons sans doute à envisager des initiatives dans cette direction.
Ce partenariat transsaharien intéresse directement la France et l’Europe et nous estimons qu’elles auraient avantage à le soutenir et à l’épauler. La population totale de l’Afrique approchera les deux milliards d’individus dans 30 ans. Avec le différentiel de revenus qui sépare aujourd’hui nos deux continents, le risque est réel d’une perte totale de contrôle dans la gestion des flux migratoires clandestins. En favorisant l’implantation d’une vaste zone de prospérité et de développement au Sahel et au Maghreb, l’Europe et la France serviraient leurs propres intérêts en dernière analyse. Cette zone se transformerait en une sorte de sas, réduisant à la source une bonne partie des mouvements illégaux de populations.
Troisième volet du redéploiement diplomatique : les relations directes avec la France et l’Europe. Nous n’entendons pas mettre en cause nos rapports traditionnels. Nous envisageons au contraire de les multiplier et de les consolider, en les incorporant de plus en plus à l’intérieur d’un accord de partenariat général entre l’Union européenne et l’Union maghrébine. C’est en tout cas notre vœu et notre programme.
Je crois qu’un tel programme sert nos intérêts sans desservir les vôtres. Et je crois aussi qu’il représente notre seule défense face aux tensions de plus en plus brutales qui s’exercent sur l’économie internationale. Le capitalisme mondialisé est devenu fou et dévastateur, parce qu’il s’est affranchi de toute règle et de toute limite. Il est devenu nécessaire de protéger nos économies et nos sociétés contre ses dérives. Cette nécessité est de plus en plus présente dans le débat public, des deux côtés de la Méditerranée. Il est temps, désormais, de la traduire en décisions concrètes de portée multilatérale. Pour se protéger et se défendre, il faut faire bloc. Nous avons besoin de vous et vous avez besoin de nous. C’est la garantie d’une amitié sans faille.
Mesdames et Messieurs les députés,
Par les liens culturels, économiques, affectifs, par ce que donne à la France notre courageuse communauté tunisienne et par ce qu’elle en reçoit, les relations entre la France et la Tunisie étaient déjà si denses, si fortes et si ancrées dans les cœurs et les esprits, que les changements politiques dans nos deux pays ne pouvaient les affecter que de façon très superficielles. Mais maintenant que la Tunisie a rejoint enfin le club des pays démocratiques, club fondé en ce lieu auguste il y a plus de deux siècles, les relations de nos deux pays ne s’en trouveront que plus facilités.
Parce que je suis convaincu que ferez tout pour que nous puissions nous Tunisiens et Français, Arabes et européens avancer plus vite et ensemble dans la même direction, je vous dis encore une fois au nom de la Tunisie et de sa révolution : Merci.
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